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quelle suite est donnée à la conversation. Évidemment, j’aimerais bien entendre ce qu’elles peuvent dire à ces malheureuses, en plein trottoir, mais je comprends que cela n’est pas possible.

Cette convention faite, nous nous mettons en route, et d’un pas rapide que j’ai quelque peine à suivre, toujours à vingt pas de distance, nous regagnons les quartiers du centre. Nous arrivons à Regent Street ; bientôt nous atteignons Oxford Circus et l’extrémité de Piccadilly. Il est entre onze heures et demie et minuit. C’est l’heure où les théâtres, petits et grands, se vident, où le Londres qui s’amuse se répand dans les bars, — que nous avons eu, soit dit en passant, la fâcheuse idée de leur emprunter, — ou dans les restaurans de nuit. La foule, je puis presque employer ce mot, grossit d’instans en instans. Un certain nombre de jeunes gens, voire quelques hommes mûrs, en habit noir et cravate blanche, la plupart nu-tête, un peu allumés, circulent au milieu d’une cohue de femmes, habillées de couleurs voyantes, grossièrement fardées, dont beaucoup sont, au moins je me l’imagine, des figurantes de théâtre. Presque toutes ont des fleurs à leurs corsages. Celles qui n’en ont pas attendent probablement qu’on leur en offre, ce qui doit être une manière d’engager la conversation. Je dois dire que si leur attitude est assurément provocante, leurs provocations consistent plus en œillades qu’en interpellations directes. Mais cela tient peut-être à notre modeste extérieur, à mon compagnon et à moi. Elles sont légion ; à elles se mêle aussi une population masculine assez basse, des jeunes gens chétifs, semblables à nos ouvreurs de portières. Parfois aussi on rencontre de pauvres vieilles qui offrent des allumettes. L’une entre autres nous frappe par son aspect particulièrement misérable. « Peut-être a-t-elle fait autrefois ce métier, » me dit mon guide. Tout cela constitue d’ensemble un spectacle assez répugnant. Assurément, l’aspect de nos boulevards le soir, depuis le Vaudeville jusqu’à la Porte Saint-Martin, n’est pas très édifiant. Mais rien cependant d’aussi affiché, d’aussi brutal. L’intensité de la vie, qui est une des caractéristiques de Londres, se manifeste ici comme partout. La foule est si dense que j’ai toujours peur de perdre de vue les sisters qui nous guident. Elles marchent cependant d’un pas ralenti. Elles traversent, sans marquer un moment d’hésitation, des groupes d’hommes rassemblés à la porte des bars, en particulier à l’entrée de chez Maxim, car il y a aussi un Maxim à Londres.