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Hâves, noirs de crasse, courbés par l’extrême faiblesse, l’œil terne et comme abrutis, ces fantassins, naguère lestes, vigoureux, pleins d’entrain, offraient le spectacle le plus poignant qu’il soit possible d’imaginer. — « Mais c’est la retraite de Russie moins la neige ! » nous écriâmes-nous, en voyant déboucher le 18 août sur le terrain au Sud de la ferme de Bony une troupe de 400 ou 500 loqueteux faméliques, débris pitoyables du magnifique régiment (le 48e) qui, quinze jours plus tôt, s’en allait combattre, traversant la capitale de l’Alsace d’un pas calme et fier, musique en tête, drapeau déployé entre une double haie de Strasbourgeois acclamant les défenseurs de la patrie[1]. »

Le chef de bataillon Vidal, qui voyait de très près les troupes, nous a laissé, dans un écrit plein de talent et qui respire la véracité, une description à retenir de cette malheureuse armée de Châlons : « Ce n’était pas l’aspect d’une armée disposée à repousser l’ennemi foulant le sol de la patrie, non ! c’était une prostration morale qui faisait ressembler les soldats à des victimes qui sentent qu’on va les mener à l’abattoir ; et si, par-ci par-là, quelques-uns chantaient la Marseillaise, il ne fallait pas attribuer cette manifestation à un pur élan patriotique, mais bien à ce sentiment qui fait chanter le peureux : il fallait l’attribuer surtout à de trop copieuses libations. Ce spectacle était désespérant ; nous étions battus d’avance, telle était ma conviction …. Tous les officiers, ou à peu près tous, avaient perdu leurs bagages à la bataille de Frœschwiller. Vainement on avait fait parmi eux des promotions, vainement on avait versé dans les compagnies des hommes venus du dépôt ; tout cela était du replâtrage, tout cela manquait d’homogénéité, tout cela n’inspirait pas la confiance et de confiance … »

Une telle armée composée d’hommes décousus et démoralisés, mauvaise malgré les élémens excellens qu’elle contenait, était hors d’état d’assurer la régularité des marches même modérées. Pouvait-on croire qu’elle exécuterait une manœuvre qui exigeait une rapidité et une rigueur dont il n’est pas sûr que fût capable la meilleure armée, même celle de Bonaparte en 1796. Était-il permis de tenter la fortune dans des conditions aussi défavorables et de s’exposer à des défaites dont les conséquences

  1. Général Bonnal, Frœschwiller, p. 461 et 462.