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[1]. Napoléon l’a redit sous toutes les formes : « A la guerre tout est moral. » Or quoi était le moral des troupes que Palikao voulait envoyer au secours de Bazaine ? Cette armée était sans cohésion, sans discipline, sans entrain ; les chefs et les soldats n’avaient pas confiance les uns dans les autres ; c’était un rassemblement de troupes plutôt qu’une armée au véritable sens du mot. Elle contenait de très mauvais élémens et ses bons élémens même étaient paralysés. Le 1er et le 5e corps n’étaient pas remis de Wœrth et de la retraite à bride abattue qui l’avait suivi. Ils offraient un aspect de découragement, de lassitude, de désorganisation inquiétans. Le 7e corps d’armée, quoique n’ayant pas subi les mêmes épreuves, s’était démoralisé par suite de la longue marche en arrière qui l’avait ramené de Bel- fort à travers Paris au camp de Châlons. Le 12e corps d’armée était de formation récente : il comptait quatre régimens de marche formés de quatrièmes bataillons avec des cadres incomplets et des soldats qui n’avaient jamais tiré un coup de fusil. Les quatre régimens d’infanterie de marine étaient d’une solidité éprouvée, mais inaptes à la marche ; ils étaient destinés à couvrir les routes de leurs traînards[2].

Il est essentiel d’entendre dire ces vérités par ceux qui étaient là. « J’avais fait la guerre, a dit le général Schmitt, je n’avais jamais vu des troupes dans un état aussi déplorable ; elles avaient l’aspect d’hommes qui auraient combattu pendant six mois ; la plupart n’avaient ni sacs ni fusils ; tous les officiers avaient perdu leurs bagages, leurs chevaux ; je fus pris d’un sentiment de tristesse très profond et d’appréhension pour l’avenir en voyant cette foule d’hommes arriver au camp de Châlons et s’y ruer dans le plus grand désordre[3]. Quelques jours étaient insuffisans pour réparer un tel délabrement matériel et moral : il y eût fallu au moins quelques semaines. » Le général Bonnal, alors jeune officier, dit : « Nos soldats, mouillés jusqu’aux os pendant la marche, formaient le bivouac au point de stationnement indiqué, avec défense de s’abriter dans les villages, et, faute de distribution régulière, ne trouvaient à vivre qu’en maraudant. Leur misère fut si grande qu’à leur arrivée au camp de Châlons, ils avaient l’apparence de spectres.

  1. Napoléon, Notes sur l’art de la guerre, 6e note.
  2. Sedan, p. 15.
  3. Déposition dans l’Enquête parlementaire du 4 septembre.