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est juste de dire que, contrairement à certains exemples qui lui ont été donnés, elle n’a pris personne en traître : elle a très correctement avisé les grandes Puissances de l’Europe et les petits États des Balkans de ce qu’elle ferait dans l’hypothèse où la guerre éclaterait entre ces derniers. On dit qu’un homme averti en vaut deux. Si le fait est vrai de la plupart d’entre eux, il ne l’est pas des Bulgares : ils étaient avertis de ce que feraient les Roumains en cas de guerre, et cela ne les a pas empêchés de la déclancher avec une si extraordinaire imprudence qu’on ne trouve pas d’autre mot que celui de démence pour caractériser leur résolution. On verra dans un moment à quel péril ils se sont exposés. Quant à la Roumanie, sa résolution est si naturelle, si logique, si légitime, qu’il était facile de la prévoir, quand bien même elle ne l’aurait pas notifiée à l’Europe avec une parfaite loyauté. Au moment de la guerre des alliés balkaniques contre l’Empire ottoman, la Roumanie s’est abstenue. Peut-être s’en est-elle quelque peu repentie depuis. Elle n’avait pas prévu, et elle n’était pas la seule dans ce cas, ce que la victoire des alliés aurait de rapide et de foudroyant, ce que l’effondrement de la Turquie aurait de complet et de décisif. N’avait-elle pas le temps de voir venir les choses, de s’en accommoder, ou plutôt de les accommoder à ses intérêts essentiels ? Elle l’a cru ; elle s’est trompée. Les événemens ont déjoué ses prévisions. En tout cas, si la Roumanie avait jugé à propos d’intervenir, elle aurait dû le faire avant l’ouverture des opérations militaires ; elle aurait pu alors imposer ses conditions, sans que personne trouvât à y reprendre. La guerre une fois engagée, il n’en était plus de même. Quel que fût le sentiment secret, discret, des gouvernemens, à mesure que les hostilités se poursuivaient, les peuples s’étaient pris d’une telle admiration pour les alliés balkaniques, et cette admiration était doublée d’une telle sympathie que, si la Roumanie était intervenue à ce moment, ou si même elle avait mobilisé, elle aurait été un objet d’horreur ; on l’aurait accusée de frapper d’un coup de poignard par derrière les vaillans alliés, les chevaleresques chrétiens qui portaient le drapeau de la civilisation contre la barbarie ottomane. Dans cette lutte qu’on avait peut-être eu tort de laisser s’engager entre la Croix et le Croissant, la Roumanie aurait provoqué contre elle la réprobation universelle, si elle avait paru se prononcer pour celui-ci contre celle-là. Et c’est pourquoi, s’étant abstenue au début, elle devait le faire jusqu’au bout. Mais, lorsque la victoire des alliés a été un fait accompli, la situation a changé pour la Roumanie : elle a pu, sans faire scandale, songer à ses intérêts, ou plutôt parler en leur nom,