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beaucoup près, l’immense recueil est formé surtout de découpures de journaux. Le pauvre homme enregistrait soigneusement toute allusion publique à sa personne ; il rassemblait joyeusement les moindres éloges ; et c’est à découper et à coller ces misérables riens qu’il passait le plus gros de ce qu’on était convenu d’appeler ses heures de travail. Je crains qu’un aperçu du fameux recueil ne donne une bien triste image de ses plus grandes faiblesses ; et certes l’on ne peut pas savoir mauvais gré à la veuve de son désir de réserver tout cela pour les archives secrètes de la famille. Les quelques passages des écrits intimes de l’Empereur que l’impératrice Frédéric voudra bien publier, sûrement ces passages-là auront été accommodés de telle manière qu’ils ne puissent avoir qu’une très petite valeur historique.


Mais surtout, nous avons l’impression que le « pauvre » empereur Frédéric, tout de même que le reste des hommes et des choses, n’a plus dorénavant le moindre intérêt pour le vieux Freytag, complètement « envoûté » par la force croissante de son amour. « J’apprends à l’instant, — écrit-il le 15 juin 1888, — que l’Empereur est mort ce matin, à onze heures et demie. Mais il m’arrive aussi une chère petite lettre au crayon de mon Ilse. Merci profondément, douce et chère âme ! Comme dit le père de l’autre Ilse, dans mon Manuscrit perdu : Sois brave, mon enfant, car la vie est pesante ! » Une fille de Mme Strakosch était souffrante, ce jour-là ; et c’est à ce sujet que le « fiancé » septuagénaire rappelle une phrase de l’un de ses romans. Puis, dans sa lettre du lendemain : « Que sont pour moi tous les empereurs de la terre en comparaison de ma souveraine, ce point central du monde, cette unique joie et cet unique souci de ma vie ? » L’univers entier a maintenant cessé d’exister, pour le vieillard épris des jeunes yeux de « son Ilse. » Et que s’il plaît par hasard à la postérité de se souvenir du consciencieux auteur de Doit et Avoir, toujours maintenant il faudra qu’elle se le représente sous la forme que viennent de nous révéler ces Lettres à sa Femme, pieusement agenouillé aux pieds d’une « souveraine » dont l’attrait tout-puissant lui a fait oublier non seulement les autres créatures de Dieu, mais jusqu’à son propre précieux « privilège » passé « de pouvoir achever sa carrière sans déchéance. »


T. DE WYZEWA.