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pour leur peuple : » n’était-ce pas ainsi qu’il s’était naguère défini, et une telle conception de son rôle n’impliquait-elle pas, chez lui, la possibilité tout ensemble et l’obligation de se priver, à plus de soixante-quinze ans, de plaisirs ne pouvant être obtenus qu’au prix de la souffrance et du déchirement d’autres cœurs ?

Et le plus triste est que lui-même, ce vieillard justement fier du long passé de droiture qu’il avait derrière soi, lui-même a désormais complètement oublié ses anciens principes moraux de désintéressement et de résignation, sous l’effet de l’espèce de hantise sensuelle dont il était possédé. Volontiers désormais il aurait proclamé devant tout « son peuple » la faculté pour l’homme célèbre, — ou peut-être pour tout homme en général, — de cueillir librement toutes les fleurs de plaisir qu’il rencontre à portée de sa main. Il faut l’entendre s’indigner de la longanimité avec laquelle le vieux Goethe, — qui n’avait d’ailleurs encore que cinquante ans, — s’accommodait de partager les faveurs de Mme de Stein avec le mari légitime de celle-ci. Le droit absolu du vieillard à profiter des Jouissances de la vie : tel est dorénavant le dogme fondamental de l’honnête et consciencieux moraliste de Doit et Avoir, en qui ses compatriotes s’obstinent à admirer le plus parfait représentant de la « bourgeoisie » allemande ! « Relève la tête, ma chérie, — écrit-il à Mme Strakosch, — et appuie-la sur mon épaule, comme la noble fiancée d’un homme plein d’orgueil, et qui porte sa propre tête pour le moins aussi haut que le plus fier des enfans de sa race ! Et que si j’attends et désire quelque chose de la postérité, c’est simplement que celle-ci conserve mon image avec la tête de mon Ilse sur mon épaule, pendant que, de l’une de mes mains, je bénis son front. En vérité, je voudrais lui assurer une existence immortelle, autant du moins que cela est possible à l’homme, et rendre chère sa figure aux générations à venir. La bien-aimée, la fiancée, la femme d’un poète, du poète le plus indépendant qui existe aujourd’hui en Allemagne, voilà ce qu’est mon Ilse ! Ah ! chère Use, ne crains pas d’élever la tête, car nous sommes deux princes du royaume des esprits ! »


J’aime à croire que le vieux romancier se trompait en cela, et que les croyances morales de ses compatriotes, comme aussi leur délicatesse et leur goût intimes, n’ont pas subi maintenant encore l’ « évolution » qui leur permettrait de se complaire, autant qu’il le faisait lui-même, à cette image d’un écrivain de soixante-quinze ans caressant d’une main tremblante, sous prétexte de « bénédiction, » le jeune front