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avec toute sorte de menus artifices traditionnels, comme par exemple la désignation des deux amans sous d’innombrables surnoms tendres ou comiques. Et tout cela ne nous semblerait que médiocre, fastidieux, et un peu ridicule, si nous pouvions oublier les circonstances « historiques » de la naïve idylle : mais comment ne pas nous rappeler toujours, au contraire, en lisant ces six cents pages in-octavo d’un texte très serré, que l’amoureux qui s’épanche ainsi devant nous est un vieillard septuagénaire s’adressant à une jeune femme de vingt-cinq ans, et travaillant, en fin de compte, à obtenir d’elle qu’elle abandonne le père de ses enfans pour venir amuser les quelques brèves années que lui-même, ce vieillard, aura encore à vivre ?

Dira-t-on que c’est probablement la jeune femme qui a, de son plein gré, entretenu et stimulé l’amour sénile du romancier, trop heureuse de sacrifier ses devoirs d’épouse et de mère à l’ambitieux désir d’être la compagne d’un homme célèbre ? Oui, telle est bien la conclusion qui paraît ressortir de la lecture de ces lettres passionnées de Gustave Freytag ; et d’abord même celui-ci, par un scrupule de probité, se refuse manifestement à suivre sa « bien-aimée » dans les deux projets simultanés de divorce qu’elle lui suggère. « Puisque mon amie m’a autorisé à lui dire franchement ce que je souhaite pour elle, — écrit-il dans une lettre du 21 décembre 1885, — il faut donc que, pareil au capitaine d’un paquebot, je monte sur le pont et ordonne un arrêt de la marche. Car le fait est que mon amie s’inquiète, s’agite, et se sent incertaine. Or, ce n’est point du tout l’allure que je désire pour elle. Je lui demande et conseille le repos, un repos confiant et sûr. Que si mon amitié et ces calmes relations idéales peuvent constituer pour sa vie un ornement et un enrichissement, en ce cas ma bien-aimée n’a pas à craindre de continuer à appuyer toujours sa main sur un cœur qui ne bat que pour elle. Je veux la servir, et non pas lui devenir une cause de souci ! » Plus explicite encore, ce passage d’une lettre du 4 janvier 1886 : « Je crains que l’amitié nouvelle de ma chérie et sa correspondance avec des personnes lointaines ne risquent de diminuer son intérêt pour son entourage. A aucun prix cela ne doit être ! Que si elle veut que l’amitié qui fait tout mon bonheur lui soit également salutaire, il faut que cette amitié ne devienne pour elle qu’un renforcement et, — à moins que ceci atteste de ma part trop de vanité ! — un ornement de sa vie, rien d’autre, rien de plus. Car si notre amitié devait détruire, au lieu d’enrichir, elle serait alors un malheur et une injustice pour ma chérie elle-même et pour ceux à qui appartient sa vie ! »