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chauds ! Je comptais aller à la gare, en dépit de toutes mes sages réflexions : mais maintenant je vais rester chez moi, car je ne saurais espérer d’obtenir là-bas, en présence d’étrangers, un adieu plus tendre que celui que tu m’as envoyé. Et moi aussi, j’aspire à ce grand idéal de notre vie : le revoir ! Tout arrivera comme tu le désires. Reste toujours bonne pour ton fidèle ami !


Et, depuis lors, jusqu’au jour du 9 avril 1891 où Gustave Freytag, âgé de plus de soixante-quinze ans, et ayant obtenu du prince régnant de Cobourg-Gotha l’annulation de son mariage avec sa seconde femme, a épousé en troisièmes noces la jeune Mme Strakosch, — qui, elle-même, avait enfin réussi à se séparer légalement du père de ses quatre enfans, — pendant ces longues années le vénérable auteur de Doit et Avoir n’a plus cessé d’écrire chaque jour à sa « bien-aimée » des lettres débordantes de passion amoureuse, d’étranges lettres dont la série absolument complète vient d’être publiée par l’une des filles de la dernière Mme Freytag, à la grande surprise des lecteurs allemands.


C’est là, je n’hésite pas à l’affirmer, une correspondance tout à fait unique dans son genre, sans rien d’équivalent pour le fond non plus que pour la forme. Ou plutôt, la forme des lettres du vieux Freytag, tout insolite qu’elle puisse nous apparaître dans une correspondance imprimée, est exactement celle des effusions ordinaires d’un collégien qui s’est soudain épris d’une belle cousine. D’un bout à, l’autre de l’épais volume, et se reproduisant de lettre en lettre avec une monotonie bien vite fatigante, une pluie ingénue de baisers, de caresses, d’exclamations enthousiastes, de métaphores où Mme Strakosch est galamment comparée à des fleurs ou à des oiseaux, et puis encore d’allusions, — parfois assez gênantes pour le lecteur, — à tous ; les détails de la merveilleuse beauté corporelle et spirituelle de la « bien-aimée. » La personne entière de celle-ci nous est dévoilée, décrite, vantée jusque dans ses recoins les plus secrets. Freytag ne se lasse pas de célébrer la lourde masse sombre des cheveux, l’éclat sensuel de deux grands yeux gris aux reflets changeans, les contours délicats d’un nez et d’une bouche qui « appellent le baiser, » la riche magnificence d’une « gorge de déesse ; « et aussi bien une note de Mme Hermance Strakosch nous informe-t-elle de l’habitude qu’avait prise le vieux romancier, depuis les premiers temps de la liaison, de porter jour et nuit autour de son cou, — un peu à la façon d’un scapulaire, — un sachet où se trouvaient contenus le portrait de l’amie et une boucle de ses cheveux. Impossible d’imaginer une aventure d’amour plus banalement juvénile, — pour ne pas dire : enfantine, —