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l’abnégation. Elle atteint ainsi jusqu’à l’héroïsme. Car pourquoi réserver ce mot aux actes accomplis dans des circonstances exceptionnelles et éclatantes ? Il y a un héroïsme obscur, qui vaut l’autre, et dont les occasions ne sont que trop fréquentes. Une héroïne, la fille de M. Poirier, qui l’eût cru ? Une héroïne, et, ce qui est peut-être plus difficile encore, une marquise. Elle a cette finesse d’intelligence, cette souplesse et cette faculté d’assimilation qu’on ne trouve pas au même degré chez des hommes même supérieurs. Très vite elle a su se former et se transformer. Plus encore que de son esprit, c’est un miracle de son cœur. L’amour a fait en elle ce prodige de l’élever jusqu’à la caste où elle n’était pas née, et d’ajouter à ses vertus héréditaires une fleur d’aristocratie.

Je sais bien que, dans la réalité, les choses n’auraient probablement pas tourné ainsi. Il y a beaucoup de chances pour que Gaston de Presles ne se fût pas converti. Il a joué et il jouera. Il est homme de plaisir et il le restera. La teinte de la pièce est optimiste. Elle l’est volontairement, et il est difficile d’admettre qu’Emile Augier ait été abusé par une candeur excessive. Mais il croyait qu’il ne convient pas de laisser le spectateur sous une impression pénible, et qu’en gâtant son plaisir on nuit à l’étude même qu’on s’était proposé de lui faire accepter. C’est par là que la comédie de mœurs de 1850 se distingue du théâtre pessimiste qui a succédé et qui, de l’âpre satire des Corbeaux, devait tomber dans les laideurs caricaturales du Théâtre libre.

J’ai constaté le succès de cette reprise. Je suis bien obligé d’ajouter que la pièce n’a dû ce chaleureux accueil qu’à elle-même et nullement à l’interprétation. Celle-ci est d’une insuffisance déplorable. Les acteurs ne sont pour rien dans le succès et ils ne s’en soucient pas, toute leur affaire n’étant qu’insouciance. Ils récitent, ils déblaient, ils courent la poste. Ah ! ce n’est pas à ceux-là qu’on reprochera de prendre des temps et de faire un sort à chaque mot ! Dans cette récitation incolore et amorphe, rien ne se détache, rien n’arrête. Ainsi expédiés, ces quatre actes, si drus et si pleins de choses, paraissent courts, menus et vides. Et le fait est, qu’en dépit d’entr’actes interminables, on arrive péniblement à remplir la soirée. Le Gendre de M. Poirier fait l’effet d’être une toute petite pièce, une comédie de paravent. Voulez-vous un détail qui montre assez bien l’extraordinaire négligence des comédiens ? La pièce, qui tient en un jour, est censée commencer à neuf heures du matin pour se terminer vers les cinq heures du soir. Or le marquis de Presles n’a, en tout et pour tout, qu’un costume et un seul : une redingote de couleur brune !