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étouffe dans une atmosphère si épaissement familiale, et qu’il ait besoin de se donner un peu d’air. Nous le plaignons. Augier penche un peu trop du côté de Poirier. Avouons toutefois qu’il ne le fait pas exprès et même qu’il s’en empêche. Par souci d’impartialité, et ne voulant qu’opposer deux types sans choisir entre eux, à la manière classique, il a laissé à Gaston de Presles toute sorte de qualités dont la première est le courage.

Pour ce qui est d’Antoinette Poirier, je ne sais si on a dit suffisamment la beauté, la noblesse, l’infinie séduction de cette figure. On a reproché au théâtre d’Emile Augier de pécher par les rôles de femmes, de manquer d’idéal et de poésie. C’est qu’une femme ne nous parait pas tout à fait une femme, si elle est honnête. Et c’est que, gâtés par le romantisme, nous nous sommes habitués à ne plus chercher la poésie qu’en dehors de la simplicité et de la vérité. Antoinette Poirier est simple et elle est vraie. Or cette épithète, depuis que La Rochefoucauld l’appliquait à son amie, n’a pas cessé d’être le plus beau des éloges. « A la bonne heure, raille Gaston de Presles, vous n’êtes pas romanesque. » Antoinette répond : « Je le suis à ma manière ; j’ai là-dessus des idées qui ne sont peut-être pas de mode, mais qui sont enracinées en moi comme toutes les impressions d’enfance : quand j’étais petite fille, je ne comprenais pas que mon père et ma mère ne fussent pas parens ; et le mariage m’est resté dans l’esprit comme la plus tendre et la plus étroite des parentés. L’amour pour un autre homme que mon mari, pour un étranger, me paraît un sentiment contre nature... Prenez garde ! il y a le revers de la médaille : je suis jalouse, je vous en avertis. Comme il n’y a pour moi qu’un homme au monde, il me faut toute son affection. Le jour où je découvrirais qu’il la porte ailleurs, je ne ferais ni plainte ni reproche, mais le lien serait rompu ; mon mari redeviendrait tout à coup un étranger pour moi... je me croirais veuve. » Voilà comment elle sait aimer : auprès d’un tel amour, la passion, tant célébrée, fait piètre figure. L’honnêteté d’une telle femme est intransigeante, oui ; mais n’a-t-elle pas le droit d’exiger beaucoup, celle qui est prête à tous les sacrifices ? Sans hésiter, et sans en avoir été priée, elle donne à son mari la signature qui le libère de ses créanciers. Ce n’est rien, dites-vous : ce n’est qu’un sacrifice d’argent. Vous en parlez bien à votre aise. Mais quand elle déchire la lettre qui compromettait une rivale, son geste est d’une générosité toute chevaleresque. Et quand elle envoie le mari qu’elle aime se battre pour la maîtresse qui a déshonoré leur ménage, elle porte, au plus haut degré qui se puisse imaginer,