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mille francs faisaient neuf mille francs de rente, et neuf mille francs de rente faisaient une fortune ; un mari qui prenait une maîtresse n’en prenait qu’une ; les domestiques congédiés étaient tenus de faire leurs huit jours ; et une femme qui se séparait de son mari considérait que sa vie était brisée. Évidemment cela n’est pas d’aujourd’hui, cela porte la marque d’une société et d’un temps. Mais il est impossible qu’il en soit autrement : et c’est tout ensemble le mérite et la faiblesse de la comédie de mœurs, elle est un document sur une époque. Toute comédie d’observation reflète l’actualité, non d’ailleurs celle d’aujourd’hui, mais plutôt celle d’hier. On a constaté justement que la société peinte par Balzac est à la ressemblance non pas de celle qu’il a eue sous les yeux, mais de celle qui allait suivre. Emile Augier, sous Napoléon III, peint le bourgeois de Louis-Philippe.

Il le peint, en pleine pâte, avec une solidité et une vigueur, des dessous et un relief qui font, de ce portrait du bonhomme Poirier, un portrait de maître, comparable aux plus achevés qu’il y ait dans cette galerie de portraits qu’est la littérature française. Bourgeois, Poirier l’est d’abord par ce culte qu’il a pour la noblesse que tout à la fois il envie, il méprise, il dédaigne et il admire. Il a du bourgeois ce goût pour la politique, ce besoin de s’occuper des affaires de l’État qui longtemps avaient fait de lui un irréductible frondeur, un homme d’opposition incorrigible, jusqu’au jour où il s’avisa qu’il était aussi facile et plus avantageux de se poser en homme de gouvernement. Il en a l’indifférence pour les arts, fortifiée de méfiance pour les artistes. Certes, il apprécie la chromo qui représente un chien au bord de la mer, aboyant devant un chapeau de matelot ; mais un tableau qui ne veut rien dire ne lui dit rien : il n’en est pas encore au « snobisme, » cette autre forme, plus irritante, de l’inintelligence artistique. Je n’insiste pas sur les qualités et les défauts du personnage qui sautent aux yeux. Il est laborieux, probe en affaires, bon père de famille, cela se voit de reste. Il est dépourvu d’élégance dans son langage comme dans ses manières et dans ses procédés comme dans son costume, c’est entendu. Mais ce qu’il faut noter, et qui donne au rôle sa véritable portée, c’est tout ce qui différencie Poirier d’une ganache. Son ami Verdelet, qui n’est pas de sa taille et il s’en faut, s’y trompe et le prend pour une dupe. Se peut-il qu’on se laisse berner et bafouer de la sorte ? Allons donc ! Poirier n’est pas une dupe, il est même le contraire ; il saisit toutes les impertinences de son gendre, et c’est de propos délibéré qu’il feint de les prendre pour des délicatesses ; il fait