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distinction de rang, pauvres et riches, grandes dames et filles du peuple, enfans de chevaliers ou de pauvres hères ?

Parmi ceux qui furent sur-le-champ massacrés, les sources mentionnent les moines de Saint-Dominique ; ils périrent tous à l’exception de sept, chantant en chœur le Salve Regina ; puis encore tous les religieux de Saint-François sauf cinq. Deux ou trois cents parmi ces moines cherchèrent et trouvèrent la mort en combattant ; parmi ceux-ci les chroniques citent le dominicain Lapo de Cascia. Un autre, Matthæus, réussit à s’échapper ; un autre encore, Jacques Siminetti, parvint à gagner Chypre.

Dans sa fameuse lettre de menaces au roi Héthoum d’Arménie, le Sultan Malek el-Ashraf raconte entre autres que les Musulmans firent prisonnières tant de jeunes femmes à la prise d’Acre qu’on les vendait couramment sur le marché des esclaves une drachme pièce.

D’après une antique chronique autrichienne, on fit trois parts des captifs : les enfans, qui furent épargnés, les religieux des deux sexes qui refusèrent d’abjurer et qu’on massacra, les femmes enceintes enfin, dont on fendit le ventre. Le récit fantastique de Ludolf de Suchem de la fuite de cinq cents dames et jeunes filles de qualité, courant au port, offrant leurs bijoux, leur main même à qui les sauverait, puis soudainement et heureusement conduites à Chypre par un nautonier mystérieux qui disparut aussitôt, n’est certainement qu’un récit légendaire. En 1340, cinquante ans après le drame final de Saint-Jean-d’Acre, toutes les plus nobles dames de Chypre portaient encore le deuil de cette grande catastrophe de la chrétienté franque d’Orient.

Les chiffres des victimes fournis par les diverses sources varient infiniment, de dix mille à plus de cent mille ; de même pour le nombre de ceux qui purent s’enfuir. Une grande masse des habitans chrétiens, plusieurs milliers probablement, avec le maréchal du Temple, Pierre de Sevry, beaucoup de religieux aussi, s’était au premier moment, dans le trouble affreux qui suivit la prise de la ville, jetée éperdument dans le très fort château du Temple situé près de l’angle occidental de la muraille en avant du port, sur le rivage même, ouvrant sur la pleine mer. Les murailles de cet édifice énorme, vraie place forte indépendante du reste de la cité, avaient vingt-huit pieds