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femmes de qualité ou du peuple, enfans, emportant les blessés, couraient le long des rues dallées. Arrivés au port, ils se jetaient à la mer par milliers, pour gagner plus promptement les navires. Malheureusement, il n’y avait en tout, parait-il, que six navires prêts à appareiller, deux du Pape, deux chypriotes et deux génois sous André Pellotus. On conçoit l’effroyable confusion de tous ces infortunés, sentant déjà derrière eux l’haleine des massacreurs lancés à leur poursuite, se ruant affolés vers ce précaire asile. Seul, le vénérable patriarche, Nicolas de Hanapes, religieux dominicain du diocèse de Reims, montra le plus grand courage. Ceux qui le suivaient durent l’entraîner vers le port, parce qu’il trouvait indigne de lui d’abandonner dans la mort son déplorable troupeau dispersé. Enfin on put le jeter dans une barque qui le conduisit à un navire de Venise ; mais, comme il tendait les mains pour aider à sauver tous les malheureux qui nageaient autour de lui et s’accrochaient aux flancs du bateau, il tomba à la mer ; puis, la barque elle-même chavira sous le poids de tant d’infortunes ; tous ceux qui s’y trouvaient furent noyés, à l’exception du porte-croix du patriarche ; quant à celui-ci, soit que le matelot qui voulut le sauver ne sût pas saisir assez fermement la main qu’il lui tendait, soit que, vieux et faible, il ne sût être assez prompt, il disparut sous les flots. « Ainsi périt le bon patriarche et légat, frère Nicole ! » Par contre le roi Henri de Chypre réussit à gagner le large ce jour-là et non point déjà dans la nuit du 15 au 16, comme l’ont affirmé tous ses détracteurs. Plus de trois mille des principaux habitans de la ville parvinrent à se sauver avec lui. Naturellement, cette fuite valut au jeune souverain de Chypre les injures des contemporains et les plus graves accusations de lâcheté et de trahison. Ce grand départ, sous les yeux de l’armée musulmane victorieuse, impuissante cependant à l’empêcher, dut être une vraie scène de l’enfer. Diverses sources racontent qu’à cause de la violence de cette mer démontée, deux autres navires chavirèrent dans le port, noyant tous ceux qu’ils contenaient. Les Annales de Parme affirment cependant que beaucoup de Parmesans réussirent à se sauver. C’est de la bouche de ces derniers, réfugiés ou captifs libérés, que Thaddæus recueillit des indications pour son Historia de desolatione et conculcacione civitatis Acconensis éditée par mon si regretté ami le comte Riant à Genève en 1873. La grande maison florentine de banque