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D’après un chroniqueur, il y aurait eu en une fois dans cette ville jusqu’à quatorze mille prostituées.

Un voyageur allemand, Ludolphe de Suchem, qui, vers la fin de la première moitié du XIVe siècle, visita les ruines de Saint-Jean-d’Acre, et put à cette occasion utiliser les récits de témoins oculaires de son ancienne splendeur, nous a fait de cette ville cette curieuse autant que naïve description :

« Cette célèbre cité d’Acre, dit-il, est située sur le rivage de la mer, construite de blocs de pierre d’une grosseur extraordinaire avec des tours hautes et très fortes, à peine distantes d’un jet de pierre les unes des autres. Chaque porte est flanquée de deux tours. Les murailles étaient, comme elles le sont encore aujourd’hui, d’une épaisseur telle que deux chariots courant en sens contraire pouvaient s’y croiser très facilement. Du côté de terre aussi, elles étaient très puissantes, avec des fossés très profonds, protégées encore par une foule de bastions et d’ouvrages de défense de toute espèce. Les places et carrefours dans la ville étaient d’une grande propreté. Toutes les maisons étaient de même hauteur, uniformément bâties de pierres taillées, merveilleusement ornées de fenêtres de verre et de fresques, et tous ces palais, tous ces édifices, nullement bâtis pour les seules nécessités de l’existence, mais bien uniquement pour le luxe et la jouissance, étaient soigneusement et délicatement, au gré et à la fantaisie de leurs propriétaires, décorés de verres, de peintures, de tentures et autres ornemens, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Les espaces libres dans la cité étaient protégés de l’ardeur du soleil par de splendides tentures de soie ou d’autres tissus. A chaque angle de chaque place, s’élevait une très forte tour avec une porte en fer et des chaînes de même pour la consolider. Tous les hauts personnages habitaient dans la banlieue de la ville dans de très forts châteaux et palais. Au centre de la cité demeuraient les artisans et les marchands, chacun cantonné suivant son industrie dans un quartier spécial, et tous les habitans de la ville se comportaient comme jadis les Romains, comme des seigneurs qu’ils étaient. Demeuraient dans cette ville par rang d’importance : le roi de Chypre et de Jérusalem et son frère Amaury[1], et encore beaucoup d’autres membres importans de sa famille, les princes de Galilée et

  1. Créé par son frère, en 1289, son lieutenant du Saint Royaume avec le titre de baile ; il était déjà prince de Tyr et connétable du royaume de Chypre.