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Entre temps, dès le mois de mai 1290, en suite des appels à une nouvelle croisade, de nombreuses bandes de pèlerins avaient commencé à se grouper en Lombardie, en Toscane, dans les marches de Trévise et d’Ancône, à Parme, à Modène, à Bologne, pour aller s’embarquer sur les galères de Venise toutes prêtes à partir. Au nombre de vingt, nombre annoncé par Nicolas IV, sous le commandement de Nicolas Tiepolo, fils du doge Jacques Tiepolo et d’une fille du ban de Serbie, de Jean de Grailly et de Roux de Sully, chacun porteur de mille onces d’or, ces navires avaient vogué vers la Syrie, recrutant en route, par la munificence du roi Jacques d’Aragon, cinq autres galères.

Les appels du Pape aux souverains d’Europe, à ceux de France, de Hongrie, d’Angleterre se poursuivaient. Partout les prédicateurs prêchaient avec passion pour que les fidèles se ralliassent à la croisade décidée par le roi Edouard d’Angleterre. C’est à ce moment que survint enfin la catastrophe suprême, c’est-à-dire la prise de Saint-Jean-d’Acre, par le Soudan d’Egypte ! C’est ce terrible événement que je vais raconter ici.

Saint-Jean-d’Acre, cette première et plus grande cité franque d’Orient, était à cette date une ville extraordinaire, peut-être la plus étrange du monde entier. Depuis des années, tous les débris des populations si longtemps florissantes de l’Orient latin, maintenant chassées petit à petit de toutes les côtes de Syrie, avaient reflué sous la protection de ses gigantesques murailles. D’autre part, on voyait accourir chaque année dans son port des milliers de croisés, plutôt des milliers d’aventuriers d’Occident que n’attirait plus tant la dévotion aux Lieux Saints que l’amour du lucre, du pillage et des batailles. Dans son enceinte résidaient encore les états-majors et les principaux contingens des grands et si fameux Ordres religieux et militaires, du Temple, de Saint-Jean-de-Jérusalem et des chevaliers Teutoniques, puis aussi tous les petits corps d’armée entretenus en Syrie par le Pape, par le roi de France, par les divers autres souverains d’Occident, par le roi de Chypre, et une quantité de renégats fuyant pour une raison ou une autre le séjour des villes de l’Islam en Egypte ou en Syrie, enfin toute une population louche accourue là de tous les coins de la terre, et qui faisait dire à Jacques de Vitriaco qu’Acre était la « sentine » de toute la chrétienté. Cette masse de soldats, de guerriers, de mercenaires attirait encore une autre clientèle infiniment nombreuse.