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livrent les historiens modernes pour savoir si les chrétiens ont été poursuivis comme mauvais citoyens ou comme apostats n’auraient pas eu de sens pour les dirigeans de Rome : à leurs yeux, le culte des divinités nationales était une partie intégrante de l’obligation civique ; on ne pouvait renier l’un sans trahir l’autre. Là est le malentendu suprême dont il est impossible de ne pas être frappé quand on lit sans prévention les textes de cette époque. Les persécuteurs et les persécutés ne parlent pas la même langue. Les uns pensent, — sans le dire formellement, mais toute leur conduite révèle cette conviction implicite, —. qu’on ne peut être un sujet loyal si l’on ne consent pas à un rite aussi simple, aussi facile, que l’adoration des dieux de la cité ; les autres se déclarent prêts à accomplir tous leurs devoirs de sujets, pourvu qu’on les purge de l’élément religieux qui y est mêlé, et, si l’on peut dire, pourvu qu’on les « laïcise. » Nous employons à dessein ce mot, parce qu’il montre combien est actuel encore le débat alors engagé, — et de quel côté se trouvent les tenans de la vraie liberté de conscience. Par exemple, en ce qui concerne l’armée, le serment prêté selon la formule rituelle et les actes liturgiques accomplis devant les aigles sont-ils forcément liés au devoir militaire ? Le chef païen le croit, le soldat chrétien le nie ; chacun d’eux, enfermé dans son opinion propre, est incapable d’entrer dans les raisons de son adversaire, et le quiproquo se poursuit sans fin, — mais un quiproquo tragique et sanglant, comme il est naturel là où l’un des deux antagonistes possède un pouvoir absolu, et l’autre un héroïsme invincible.

On le voit, l’intolérance déployée contre les chrétiens est tout ensemble politique et religieuse : ils sont frappés à la fois au nom de l’Etat et au nom des dieux, les dieux étant considérés comme les protecteurs nécessaires et en quelque sorte les symboles sacrés de l’Etat. Dans ce conflit, les chrétiens soutiennent une cause toute moderne, celle de la séparation entre les devoirs du citoyen et ceux du fidèle ; la conception opposée peut avoir toute sorte d’excuses historiques, elle a même, si l’on veut, sa grandeur, mais elle est essentiellement archaïque. Le principe dont elle procède était enveloppé en germe dans les croyances les plus reculées de l’antiquité : la République romaine l’avait laissé pour ainsi dire en sommeil ; l’Empire le réveille et le ranime. Au libéralisme de fait que nous avons constaté à