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sans en punir les membres par la confiscation, la prison ou la mort. C’est ce qu’elle faisait d’habitude, et si elle a recouru envers les chrétiens à des menaces plus graves, c’est qu’elle a eu des motifs particuliers de suspicion. Les réunions de la primitive Église excitaient sa défiance parce qu’elles étaient clandestines, mais il fallait une autre chose pour provoquer toute sa cruauté.

Cette autre chose, ce ne peut être, semble-t-il, que ce qui se passait dans ces assemblées mystérieuses, ce qu’on y faisait ou ce qu’on y disait. — Ce qu’on y faisait ? Il est bien difficile que des hommes d’Etat intelligens aient pris au sérieux les accusations ineptes de débauches infâmes et d’anthropophagie que la foule lançait contre les chrétiens, — et qui, du reste, atteignaient aussi d’autres sectes religieuses. Une enquête de police aurait suffi pour en constater le mal fondé. Enfin et surtout, rien n’était plus simple que de traduire les chrétiens en justice, si on les avait crus coupables de ces monstruosités, pour ces monstruosités mêmes. C’est ce qu’on n’a jamais fait. Pour reprendre la fameuse distinction déjà indiquée dans la lettre de Pline, c’est le « nom » qu’on a poursuivi, et non les « crimes attachés à ce nom. » On peut donc affirmer que les imputations d’inceste et de meurtre rituel, contre lesquelles les apologistes ont tant protesté, sont demeurées d’absurdes calomnies populaires, sans devenir des griefs sérieux de l’autorité légale.

Les paroles sont moins aisément vérifiables que les actions. Nous ne serions pas surpris que le gouvernement impérial, très rassuré sur les actes des chrétiens, l’eût été beaucoup moins sur leur enseignement. La doctrine que l’on prêchait dans les conventicules ecclésiastiques, plus ou moins déformée par les rapports de police, interprétée par des esprits ombrageux et malveillans, pouvait vite être jugée comme un péril social. Les fidèles du Christ tonnaient contre les vices du monde païen, contre ses violences, ses injustices, ses rapines, ses impuretés ; ils menaçaient cette nouvelle Babylone de la vengeance céleste : n’étaient-ils pas disposés à la seconder ou à la devancer, à entreprendre de détruire ce réceptacle de crimes et d’infamies ? Ils se glorifiaient de ne pas avoir peur des tyrannies terrestres, de faire passer avant tous les ordres humains la volonté de leur Dieu : n’allaient-ils pas exciter chez les humbles un esprit d’indépendance