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découvrir les plus grands raffinemens dans les conseils de l’empereur. »

Les historiens modernes, tout en étant très sévères pour Tacite, font un peu comme lui : intelligens eux-mêmes, il leur est malaisé de comprendre que les hommes aient pu agir autrement que par des motifs d’ordre intellectuel, et, sans s’en apercevoir, ils restreignent outre mesure la part possible de l’inconscient et de l’arbitraire. La raison d’Etat a certainement une grande influence, mais elle n’est pas tout, — chez des souverains parfaitement déraisonnables.

A côté du persécuteur par caprice, l’histoire de l’Empire romain nous présente ce que l’on pourrait appeler le persécuteur par complaisance, le prince qui, de lui-même, ne déteste les chrétiens ni ne les suspecte, mais qui les méprise, comme l’aristocratie romaine méprise en général les sectes mystiques de l’Orient, et qui, dès lors, les sacrifie volontiers aux réclamations populaires. Dans l’hagiographie traditionnelle, où tout n’est pas vrai, mais ou la fiction même repose plus ou moins sur une base de vérité, la plupart des scènes de persécution commencent par des manifestations de la foule païenne ; c’est la masse qui en veut aux chrétiens, et les dirigeans, magistrats de province ou empereurs, ne font que consentir à ce qu’elle demande : les rédacteurs des Actes des martyrs, si inventifs qu’on les suppose, n’ont pas dû travestir complètement en cela la réalité. Rien, d’ailleurs, de plus vraisemblable : la plèbe est assez dévote pour prendre en haine les sectateurs d’une religion nouvelle, assez crédule pour accepter contre eux toutes les imputations calomnieuses, assez violente pour solliciter leur supplice ; et les gouvernans, qui ont besoin d’elle, et pour qui les chrétiens sont des fous misérables, cèdent sans répugnance à ses cris. Sans répugnance ? pas toujours. Quelquefois ils sont partagés entre l’influence qu’exercent sur eux les préjugés du peuple et un vague sentiment de justice ou d’humanité. Ils se disent bien, comme le Mathan de Racine : « Qu’importe qu’au hasard un sang vil soit versé ? » mais ils voudraient pourtant qu’on en versât le moins possible. De là des hésitations, qui ne vont pas sans quelque incohérence, mais dont l’illogisme même nous prouve leur bonne foi, et dont la célèbre réponse de Trajan à Pline est l’expression la plus curieuse. En disant qu’il ne faut pas rechercher les chrétiens, ni accepter contre eux de dénonciations