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toutes ces causes ont joué un rôle partiel, successivement ou simultanément, et il est sage de faire à chacune sa place dans cette histoire des persécutions, histoire obscure, complexe, embrouillée, qui ne peut devenir claire, nous le craignons, qu’en cessant d’être vraie.

C’est ainsi que, pour certains des persécuteurs, il est peut-être vain de chercher des mobiles rationnels là où il n’y a eu sans doute qu’une fantaisie fortuite. Tel est probablement le cas de Néron, dont l’attitude envers les chrétiens a suscité un si grand nombre d’hypothèses invérifiables et de discussions insolubles. Nous ne pouvons même pas savoir s’il y a un lien logique entre l’incendie de Rome et la persécution, ou si ces deux faits capitaux sont indépendans l’un de l’autre : la première opinion s’autorise du témoignage de Tacite, la seconde de celui de Suétone. Mais, dans un cas comme dans l’autre, il reste de l’inexplicable, à quoi l’on doit se résigner. Si Néron a poursuivi les chrétiens pour rejeter sur eux l’odieux de l’incendie, pourquoi les a-t-il choisis plutôt que d’autres, parmi tous les malheureux qui grouillaient dans les bas-fonds de Rome ? et, s’il n’a pas eu même cette raison, quelle raison a-t-il pu avoir ? Le parti le plus prudent est d’admettre, comme Renan, une « lubie » du prince ou de son confident Tigellin. M. Bouché-Leclercq proteste contre cette manière de voir, qu’il juge tendancieuse, et qu’il rapproche de celle des écrivains théologiques attribuant les persécutions à la haine des démons contre l’Église du Christ. « Il suffirait de dire une lubie infernale, écrit-il, pour être tout à fait orthodoxe. » Mais précisément l’épithète surajoutée changerait tout. Dire que Néron a obéi à une suggestion démoniaque, c’est mêler à l’histoire humaine une conception métaphysique, respectable d’ailleurs, mais étrangère ; dire qu’il a cédé à un caprice, c’est faire appel à une explication purement naturelle, dont la méthode la plus « scientifique » ne peut s’effaroucher. Il n’est pas si rare de voir des gens qui agissent par boutades déconcertantes, — surtout quand ils sont aussi absolus dans leur pouvoir que Néron, et aussi détraqués. Ne perdons pas de vue les réflexions si judicieuses de Fénelon : « Tacite raffine trop, il attribue aux plus subtils ressorts de la politique ce qui ne vient souvent que d’un mécompte, d’une humeur bizarre. C’est la faiblesse, c’est la mauvaise honte, c’est le dépit, c’est le conseil d’un affranchi qui décide, pendant que Tacite creuse pour