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depuis les odes d’Horace jusqu’aux harangues de Symmaque, a dû avoir forcément sa répercussion sur la politique impériale. M. Salomon Reinach prétend plaisamment que c’est d’Auguste que date le type de « l’homme bien pensant, qui ne va pas à la messe, mais qui y envoie ses domestiques. » Mais cet « homme bien pensant, » si ses domestiques refusent d’aller à la messe, et s’il est convaincu qu’il est d’une grande utilité sociale qu’ils y aillent, n’hésitera pas à les forcer d’y aller. En d’autres termes, que le souverain croie aux dieux à la façon du vulgaire ou à celle des philosophes, ou que, sans y croire, il pense qu’il est nécessaire pour le bien public que tout le monde y croie, il est vite amené à recourir, le cas échéant, à la contrainte légale. Rien ne serait plus faux que de se représenter la politique romaine comme immuablement attachée à un seul principe : elle a varié à mesure que variaient les mœurs et les croyances. Les hommes d’Etat de l’époque républicaine étaient tolérans parce qu’ils étaient indifférens ; pendant la période impériale, la renaissance de la dévotion a dû produire une certaine intolérance.

Mais ici se présente une objection, qui a souvent été invoquée, et que M. Bouché-Leclercq a reprise avec vigueur. Si le gouvernement impérial s’est cru le droit, et le devoir, de faire respecter par tous les moyens la religion de la cité, comment se fait-il qu’il ait laissé vivre tant de cultes étrangers, et que seul le christianisme ait subi un traitement si dur ? Ce contraste avait déjà frappé les chrétiens eux-mêmes : parmi les apologistes des premiers siècles, les uns s’en plaignent comme d’une injustice, ou s’en étonnent comme d’un illogisme ; les autres ne sont pas loin d’y voir une preuve du caractère spécial de leur religion, de sa mission providentielle, on pourrait presque dire de sa divinité.

Les historiens modernes, au contraire, expliquent la même anomalie dans un sens bien moins favorable au christianisme : suivant eux, le gouvernement romain ne demandait qu’à laisser vivre en paix toutes les religions, celle du Christ aussi bien que les autres ; mais les chrétiens, par leur propagande infatigable, par leurs attaques contre les cultes rivaux, par leurs refus scandaleux d’obéissance militaire ou d’hommage à l’empereur, peut-être même par leurs tentatives de révolte et leurs sourdes conjurations, l’ont obligé à sortir de sa mansuétude habituelle.