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pas lieu d’un seul coup, ni d’une marche uniforme, mais elle est indéniable. M. Boissier, qui l’a magistralement mise en lumière dans la Religion romaine d’Auguste aux Antonins, la résume en disant qu’ « un lecteur qui passerait brusquement de l’étude des lettres de Cicéron à celle de la correspondance de Marc-Aurèle se trouverait dans un monde nouveau ; en deux siècles, la société romaine est entièrement changée, et de tous les changemens qu’elle a subis, l’un des plus remarquables et des moins attendus, c’est qu’elle a passé de l’incrédulité à la dévotion. »

Cette transformation profonde n’est pas limitée aux masses populaires ou aux classes moyennes : elle gagne les parties les plus élevées du monde romain, les grands seigneurs, les souverains et leur entourage. Assurément tous les empereurs n’ont pas été de fervens adorateurs des divinités païennes. Il y en a eu de sceptiques, comme Tibère par exemple, dont on connaît le joli mot, que « les offenses faites aux dieux ne regardent qu’eux-mêmes, » deorum injuriæ diis curæ, ou comme le spirituel et fantaisiste Hadrien. Il y en a eu de philosophes aussi. Mais d’autres paraissent bien avoir été pieux, voire superstitieux. Qui peut savoir la part qu’avaient gardée les antiques croyances dans des âmes étranges et obscures comme celles d’un Néron ou d’un Domitien ?

Quant aux « philosophes, » il ne faut pas oublier que la philosophie du IIe siècle n’est plus du tout celle de l’époque républicaine : autant la première était voisine de ce que nous appellerions la « libre pensée, » autant celle-ci s’est rapprochée de la religion, glorifiant la piété et la confiance dans les dieux, justifiant même les plus strictes pratiques rituelles, faisant au surnaturel, sous toutes ses formes, la place la plus large. Ce n’est pas le stoïcisme, ainsi compris, qui peut empêcher un Marc-Aurèle d’être un croyant sincère, zélé, presque mystique. Et enfin, même les plus rationalistes des chefs d’Etat, ou les plus indifférens, sont dominés par cette idée que le respect de la religion nationale est lié, d’un lien indissoluble, à la vertu civique, qu’on ne peut pas être un loyal sujet si l’on refuse d’honorer les divinités consacrées, et que, si ce n’est pas la puissance des dieux, c’est au moins la croyance aux dieux qui a fait la grandeur de la patrie. Ce principe, que traduit avec force toute la littérature officielle de l’Empire,