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à tous les habitans de l’Empire, pas même à tous les citoyens romains, mais seulement à ceux qui veulent jouer un rôle officiel. Pour devenir consul ou préteur, il faut se plier à certaines pratiques rituelles, qui ne sont pas bien gênantes du reste, et dont on pourra rire le lendemain avec ses amis ; mais qui ne veut rien être n’est tenu à rien non plus. Un homme comme Lucrèce, par exemple, indifférent à la vie politique, peut se tenir à l’écart de tous les sacrifices et de toutes les fêtes : il a le droit de conformer ses actes à sa pensée. Si le magistrat est assujetti au respect extérieur des traditions, le simple citoyen est libre, non seulement de ne pas croire aux dieux de la cité, non seulement de dire qu’il n’y croit pas, mais de ne pas les adorer.

Est-il libre aussi d’en adorer d’autres ? La question est plus délicate à résoudre ; elle comporte toute espèce de nuances et de restrictions. Beaucoup d’historiens admettent, parmi les maximes fondamentales du droit romain à l’époque républicaine, ce principe que nulle religion nouvelle ne peut s’établir sans autorisation du gouvernement. C’est notamment l’opinion du savant auteur de la Fin du paganisme. Commentant ce que dit Tertullien d’une vieille loi « qui défendait d’introduire aucune divinité qui n’eût été approuvée par le Sénat, » M. Boissier reconnaît que « cette loi ne se retrouve plus, sous cette forme, dans les codes romains, tels que nous les avons aujourd’hui, » mais il ajoute que « l’on ne comprendrait pas qu’elle n’eût pas existé. »

Nous n’en sommes pas aussi sûr que lui. La documentation juridique de Tertullien n’est pas à l’abri de toute suspicion, et pour ce qui est de l’argument de vraisemblance, on sait avec quelle circonspection il convient de le manier, lorsqu’on l’applique à des époques aussi éloignées de nous. Quand la législation romaine s’est constituée, il était si peu question des « nouveaux dieux » qu’on n’a pas dû se préoccuper beaucoup d’en réglementer le culte, et plus tard, quand les rites étrangers se sont introduits à Rome, il semble bien qu’on n’ait pas senti la nécessité de statuer en bloc sur leurs conditions d’exercice, mais qu’on ait laissé aux magistrats, dans chaque cas particulier, le soin d’en tolérer ou d’en interdire la célébration. Cette manière d’agir, très conforme au génie pratique et réaliste de la race latine, est celle que paraissent révéler les textes,