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lui faire courir la propagande philosophique. Sans doute, à plusieurs reprises (en 161, puis en 92 avant Jésus-Christ), il expulse les rhéteurs et sophistes grecs qui enseignent à Rome, et probablement leur scepticisme en matière religieuse est pour quelque chose dans ces mesures de rigueur : mais pour combien ? nous ne pouvons le savoir. Ce que nous savons du moins, c’est que les décisions de cette espèce sont tardives, exceptionnelles, et, au surplus, inefficaces. Par ailleurs, les « libres penseurs » jouissent sous la République d’une large tolérance qui a surpris bon nombre d’historiens. Aucune interdiction légale ne vient à l’ordinaire entraver la liberté de parler ou d’écrire. Les tragédies d’Ennius, où sont reproduites et aggravées les railleries d’Euripide contre les légendes mythologiques et contre l’art augural, se sont jouées sans encombre, et même dans des cérémonies officielles. Les satires de Lucilius, où sont rudement traitées « les inventions de Numa, » c’est-à-dire ce qu’il y avait de plus sacré dans le culte traditionnel, ont été publiées en toute indépendance. Le poème de Lucrèce, d’une si franche et robuste incrédulité, le traité de Cicéron sur la divination, où toute idée de surnaturel est radicalement niée, n’ont valu à leurs auteurs aucune poursuite. Au temps de Scipion Emilien comme au temps de César, on peut tout dire sur les dieux.

Il est vrai que cette irréligion reste confinée sur le terrain spéculatif. Poètes et philosophes répètent bien qu’il est ridicule de croire aux divinités de la Fable : mais ils ne disent pas qu’il ne faut pas les adorer en fait. Si la pensée est libre, et la parole, la pratique reste, volontairement ou non, serve des conventions établies. En faut-il citer des exemples ? Ce sera, si l’on veut, celui de Lælius, disciple de l’incrédule Panætius et défenseur acharné de l’antique organisation sacerdotale ; ou, si l’on préfère, celui de Cicéron, qui se moque de la science augurale et n’en exerce pas moins consciencieusement son métier d’augure. Ce dédoublement, qui ne va pas sans quelque hypocrisie, peut bien avoir masqué aux yeux du gouvernement romain les conséquences vraies de l’irréligion des lettrés : on ne l’a peut-être supportée que faute de voir où elle aboutissait logiquement ; on aurait sans doute été moins conciliant si elle avait prétendu passer dans les actes. Cependant, même avec cette restriction, la tolérance nous parait encore fort grande. Car enfin l’obligation de remplir toutes les formalités du culte ne s’impose pas