Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 16.djvu/283

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Seulement, sa capacité n’arrivait pas à ce degré supérieur qui est le génie. Canrobert me l’a défini d’un mot pittoresque : « C’était un cavalier qui, ne sachant pas se tenir en selle sur un cheval difficile, s’accroche à la crinière. » Il n’avait commandé jusque-là que 25 000 hommes. « Le grand nombre l’a ébahi, » a dit Changarnier. Voilà la vérité. Nous n’avons affaire ni à un fourbe, ni à un incapable, mais à un homme de capacité courante, à un pessimiste, qu’une situation écrasante a écrasé. Il a jugé tout de suite tout désespéré, et il s’est abandonné à ce qu’il croyait la fatalité, attendant la délivrance du dehors et non de la ténacité d’une volonté énergique : « Je croyais, a-t-il dit, qu’en donnant le temps à l’armée de Châlons de se former, elle pourrait atteindre un effectif considérable qui lui permettrait de venir nous dégager. »

L’art de la guerre a été résumé par Moltke dans cette admirable formule : « Peser, puis risquer. » J’imagine que Napoléon en eût modifié ainsi les termes : « Peser, puis surtout risquer. » Car il a écrit : « Il ne faut jamais désespérer, tant qu’il reste des braves aux drapeaux ; par cette conduite on obtient et on mérite d’obtenir la victoire. Que de choses paraissaient impossibles, et qui cependant ont été faites par des hommes résolus, qui n’avaient plus d’autre ressource que la mort ! »

Les Allemands ont souvent mal pesé et commis des fautes énormes, mais ils ont toujours très bien risqué, et c’est pourquoi ils sont restés victorieux. Bazaine a su peser, notamment lorsque dans la nuit du 16 août il n’a pas voulu lancer ses 125 000 hommes au milieu de 500 000 Allemands ; il n’a pas su risquer quand il ne s’est point précipité sur Gorze le 17 août au matin et le 18 sur Saint-Privat par une offensive endiablée semblable à celle d’Alvensleben. Et c’est pourquoi il a été vaincu.

A la guerre plus qu’ailleurs il vaut mieux risquer que peser. Quand on se trompe dans un calcul on est abaissé, quand on ne réussit pas dans une audace, on reste glorieux. Et quelles audaces ne pouvait-on pas se permettre avec nos sublimes soldats !


ÉMILE OLLIVIER.


Dans l’article de M. Emile Ollivier du 1er juin, les guillemets mis par erreur page 505, ligne 14, après le mot Lorry, doivent être supprimés ; dans la livraison du 15 juin, page 756, les guillemets qui ferment le dernier paragraphe doivent être reportés après le mot âge et clore l’avant-dernière phrase.