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ne lui avait jamais donné un ordre sans lui répéter : « Surtout, ne compromettez pas votre armée. » De plus, il était pessimiste. A son départ de Paris il aurait dit : « Nous allons à un désastre. » Il jugeait « presque impossible, quoique ce mot ne soit pas français à la guerre, de réparer des fautes aussi capitales que nos premières fautes. » Il attachait une excessive importance à quelques épisodes malheureux de panique : « Les commandans des corps d’armée n’avaient pas été, dans l’exécution des ordres donnés, à la hauteur de leur commandement ; les soldats n’étaient pas comme leurs devanciers de la première République et du premier Empire[1]. »

Dominé par ce sentiment, il apporta dans toutes ses combi- naisons une âme de vaincu. Il n’était pas enclin à chercher la bataille parce qu’il était convaincu qu’elle tournerait mal. La journée du 16 août lui avait été comme un coup de marteau sur la tête, il y avait dépensé tout son capital d’énergie. Son état d’esprit général, permanent, qui se manifesta plus particulièrement dans cette circonstance, a été mieux dépeint par lui que par personne : « Je ne voulais agir que presque à coup sûr, » Et quand on ne veut agir que presque à coup sûr, on n’agit pas.

Cette disposition d’esprit l’a mal inspiré ; elle ne permet pas toutefois de l’accuser d’incapacité : on ne devient pas de simple soldat maréchal de France sans avoir donné des preuves multipliées d’habileté technique. Il connaissait très bien son métier. Un fait, petit en lui-même, mais révélateur, démontre à quel point cet incapable tenait son armée dans la main : « Il était presque nuit, un bataillon de la Garde arrive à Gravelotte et le commandant, ne sachant où était son campement, s’informe auprès des officiers de l’état-major. Alors le maréchal, s’avançant, lui indique le lieu précis du campement en l’avertissant qu’il y trouvera un autre bataillon qui l’attend pour partir à son tour. Le maréchal connaît donc non seulement la marche et le campement de ses corps d’armée, de ses divisions, mais celle même de ses bataillons. » Et le spectateur de ce fait, le docteur Anger, tout en indiquant qu’il manquait au maréchal l’audace, ne le considère pas moins comme le seul chef à la hauteur de la situation.

  1. Épisodes de la Guerre de 1870, maréchal Bazaine.