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Bazaine de Gravelotte ! Ce sont deux hommes différens, qui n’ont de commun que le nom. Le Bazaine de Rezonville se trouve tout à coup par surprise dans l’obligation de livrer une bataille ; il la conduit avec une constante lucidité d’esprit. Le Bazaine de Gravelotte, dans une bataille préparée, n’a pas un instant cette lucidité. Le Bazaine de Rezonville a été actif, résolu, infatigable ; toute la journée, il a parcouru le champ de bataille, allant lui-même se rendre compte des péripéties favorables ou contraires de la lutte. « Il est impossible, a dit Bourbaki, d’avoir la figure plus calme et l’attitude plus ferme. Sa bravoure était telle qu’il se trouvait toujours en première ligne, si bien que parfois c’était un peu gênant pour nous, parce que nous ne savions jamais où le prendre[1]. » Le Bazaine de Gravelotte ne va pas voir ce qui se passe sur l’immense champ de bataille. Depuis l’aube, les généraux prussiens, rois et princes, circulent dans tous les sens ; le prince Frédéric-Charles, au premier coup de canon, est accouru à Vernéville ; l’inspecteur général de l’artillerie, d’Hindersin, est venu sur le champ de bataille, afin de suivre de plus près les effets du tir ; le vieux Steinmetz s’est transporté à Gravelotte ; le Roi est accouru de Flavigny, sur les hauteurs de Rezonville ; Moltke se montre sur le terrain, où d’ordinaire on ne le voit pas. Bazaine ne bouge pas, si ce n’est pour faire une promenade inutile sur le plateau de Saint-Quentin ; il ne se montre pas aux troupes ; il laisse les chefs et les soldats à eux-mêmes. Il avait trop galopé le 16 août ; il ne galope pas assez le 18.

Bazaine lui-même a compris que ce changement d’attitude n’échapperait pas à l’histoire et s’est cru obligé de l’expliquer : « J’étais alors très souffrant, a-t-il dit, de ma blessure ; je ne pouvais pas me tenir à cheval. Depuis le 1er août, je n’avais pas huit heures de repos par jour. » On ne s’est pas contenté de cette explication, on a rappelé le maréchal de Saxe miné par l’hydropisie, remportant les victoires de Fontenoy ; Saint-Arnaud à l’agonie, celle de l’Aima ; Drouot, débile, éreintant seize chevaux dans la journée de Waterloo. Le courage de Bazaine n’eût pas été moindre sans doute que celui du maréchal de Saxe, de Saint-Arnaud et de Drouot, s’il l’avait cru nécessaire au salut de son armée. Mais il s’était convaincu que dans la tactique qu’il

  1. Procès Bazaine.