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contre le Roi, lorsqu’il avait jugé que c’était uniquement à notre aile droite que la journée pouvait être gagnée. En effet, la nuit tombée, l’armée prussienne se trouvait, à sa droite et à son centre, exactement dans la même position qu’elle avait été à Rezonville, dans la soirée du 16 août : ni victorieuse, ni vaincue. Elle n’était pas victorieuse, puisqu’elle n’avait pas réussi à emporter le Point-du-Jour ; elle n’était pas vaincue, puisqu’elle était parvenue à s’emparer de tous nos avant-postes et « ce n’était pas un mince avantage que sa ligne de bataille la plus avancée fût occupée par le IIe corps, composé de troupes moins épuisées et que, derrière celles-ci, les fractions complètement emmêlées des VIIe et VIIIe corps pussent se reconstituer[1]. » Mais ces avantages avaient été achetés par d’effroyables sacrifices, en disproportion avec les résultats acquis.

Le Roi s’était établi à la sortie du village de Rezonville, près de la route, non loin d’une grange incendiée, devant un feu où brûlaient des portes, des échelles et toutes sortes de débris. Il était à l’un de ces momens où l’on doute de la victoire, à ce moment qui va couronner ou rendre stériles tous les efforts antérieurs, à ce moment où Napoléon regarde à l’horizon si Grouchy arrive, où Bismarck à Sadowa se demande s’il ne se brûlera pas la cervelle parce que le Prince royal s’attarde ; à ce moment dont le souvenir rend parfois les victorieux magnanimes parce que, pendant un instant au moins, ils ont été abreuvés des angoisses de la défaite. Guillaume connaît alors ces angoisses. Il a vu ses troupes reculant en panique devant nos lignes invincibles ; on est venu lui dire que sa Garde n’existe presque plus. Il est plongé dans les plus cruelles pensées et il entrevoit des perspectives de reculs lamentables. Quelques années plus tard, félicité par le roi de Grèce sur cette campagne ; où il n’avait eu que des succès, il répondit qu’il y avait eu aussi de cruelles inquiétudes : « Ainsi, à un certain moment, le 18 août, si Bazaine avait employé ses réserves, j’étais battu. » Le cardinal Antonelli m’a raconté que le prince Frédéric-Charles, qu’il avait vu peu auparavant, lui avait fait le même aveu, à peu près dans les mêmes termes.

Mais le Roi ne demeura pas longtemps dans ce tourment. Bientôt, Moltke, venu de Gravelotte au pas, afin de ne pas alarmer

  1. Moltke, Guerre de 1870, p. 76.