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Saint-Privat. De tous les côtés, les Prussiens, les Hessois, les fractions des IXe et Xe corps, les débris du corps de la Garde sortent des sillons où ils étaient restés couchés, se hâtent vers notre dernier refuge. Ils réunissent en masse toute l’artillerie ; deux cent quatre-vingts bouches à feu, appuyées à 90 000 hommes, battent en brèche 26 000 hommes et soixante-dix-huit pièces. Pendant ce temps, une soixantaine de bouches à feu sont immobiles à Saint-Quentin, pas même attelées, et les conducteurs, les servans dorment étendus sur le sol.

La résistance de Canrobert est épique. Il fait exécuter à sa troupe, sous le feu, un changement de front d’une précision et d’une sécurité admirables. Très exposé lui-même, il dit à ceux qui l’entourent : « Vous voulez vous faire tuer en restant là. Mettez-vous derrière une maison ; je vous appellerai quand j’aurai besoin de vous. » Avec lui une poignée de héros, le colonel Geslin et le commandant Mathelin à leur tête, luttent pied à pied, et leur ténacité, qui tient du prodige, est digne de ce qu’il y a de plus beau dans l’histoire de toutes les guerres.

Canrobert n’avait pas pris la précaution d’éparpiller ses troupes ; elles étaient concentrées dans les rues et sur les places du village. Les obus prussiens, à tout coup, creusaient au milieu d’elles des trouées effroyables. Il faut avoir été là, en ce moment, pour juger du courage et de l’abnégation de ces jeunes gens qui, presque sûrs de mourir, restaient à leurs postes, le fusil à l’épaule et le doigt sur la détente. Les officiers prussiens essayaient d’enlever de la voix et du geste, pour les précipiter sur nous, leurs soldats encore hésitans. Enfin les bombes incendiaires pleuvent de tous côtés sur les toits du village ; le feu éclate à la fois sur la maison d’ambulance et sur trois autres points ; Saint-Privat tout entier s’enveloppe d’une immense vague de flammes. En même temps, l’ennemi établit une batterie sur la gauche et prend d’enfilade la rue principale. Un torrent de boulets et d’obus balaie tout ce qu’il rencontre dans cette rue[1]. « Nul ne fut vu si abattu de blessures, qui n’essayât de se venger encore, et avec les armes du désespoir consoler sa mort en la mort de quelque ennemi[2]. » L’église, les faces Est et Nord du village et enfin, le cimetière sont le théâtre de combats isolés, livrés à coups de crosse et de baïonnette, luttes

  1. Historique manuscrit du 4e de ligne elle par Picard.
  2. Montaigne.