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menacés, en art aussi, de périr par le nombre ! Le musicien de Pénélope est de ceux qui pourraient détourner de nous ce péril. Il ne s’est défié de rien plus que du nombre. Les pages exquises de son œuvre sont faites de peu de notes, mais élues. Tout est sobre ici, tout est léger et l’air circule. Le lecteur aime à trouver des « blancs » dans la partition, et l’auditeur, des silences. Ils bénissent l’un et l’autre cette épargne et ces ménagemens. Le temps semble arrivé, pour les musiciens, de suivre le précepte antique et de ne pas semer à plein sac, mais d’une main légère. Il est vrai que de ce mode de semailles, peu de mains savent le secret et le geste harmonieux.

Sobre d’abord est l’orchestre de M. Fauré. Comme celui des classiques, il a pour base et pour fond le quatuor à cordes, et sur ce fond, les autres sonorités, distribuées et choisies, se posent ou se détachent, pour le rehausser quelquefois, sans jamais l’encombrer ni le recouvrir. Quant aux leitmotive, le musicien les emploie à peine ; il les emmêle, ou les combine, moins encore. Il les aime très courts, mais leur brièveté ne fait point obstacle à leur caractère. Un thème d’Ulysse n’est que de deux notes, dont l’une, pointée, porte et frappe, en montant, sur l’autre. Ce n’est rien de plus qu’un appel (de trompette souvent) mais il est clair, il est brillant, il suffit. La mélodie même dans Pénélope, quand véritablement il y a mélodie, nous est donnée et nous devons la prendre, en quelque sorte, à dose homéopathique. Elle n’en agit pas moins par la molécule ou l’atome sonore, par une note, une seule quelquefois, altérée à l’improviste, mais à propos. Un dièse, un bémol, c’est, comme vous savez, ce qu’on appelle en musique un accident. Avec M. Fauré, c’est le plus souvent un accident heureux.

Si maintenant on étudiait les péripéties, ou les « situations, » et la façon dont le musicien les a traitées, on trouverait dans la manière de M. Fauré, dans sa manière dramatique, le même parti pris de retenue et presque de pudeur. La première entrée d’Ulysse coïncide exactement avec la péroraison, ou, comme dirait l’écrivain, souvent musical, de la Colline inspirée, avec « le haut moment sonore » d’un chant de l’épouse invoquant, évoquant l’époux. Devant le mendiant subitement apparu, Pénélope, retombée du sommet de son rêve et de son espérance, ne trouve que ces mots, balbutiés tout bas : « Ah ! j’ai cru que c’était celui que j’attendais. » Ulysse, inconnu, se tait un instant ; Pénélope, ignorante, ne lui parle pas encore. Aucun bruit, nul éclat ; tout l’effet, — et l’on voudrait une autre expression, plus discrète elle aussi et moins vulgaire, — ne consiste que dans cette réserve mystérieuse