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perçu, cette grande découverte est restée près de trois quarts de siècle ignorée en France. En 1867, par exemple, le physicien Desains, de l’Académie des Sciences, dans un rapport officiel sur la science de la chaleur au xixe siècle, écrit à l’occasion de l’Exposition Universelle, ne nommait même pas Sadi Carnot[1]. C’est seulement grâce aux travaux de lord Kelvin et de l’Allemand Clausius, que le principe de Carnot, sorti de l’oubli où il dormait, est apparu comme une des plus grandes découvertes de tous les temps, et qu’on commence aujourd’hui à en comprendre la portée.

Carnot a montré qu’il y a dans une machine quelconque abandonnée à elle-même quelque chose qui varie toujours et nécessairement dans le même sens, quelque chose d’irréversible et qu’on appelle « entropie. » Nos lecteurs me pardonneront de ne pas leur exposer ici ce concept prodigieusement abstrait. Aussi bien peut-on tourner la difficulté et résumer ainsi la découverte de Carnot : dans un système isolé (c’est-à-dire qui ne perd pas d’énergie à l’extérieur et n’en reçoit pas) les transformations d’énergie ne se font pas, au total, indifféremment dans les deux sens. Cela tient à ce que, si du mouvement peut être transformé complètement en chaleur, la chaleur ne peut jamais être entièrement convertie en travail : il en est toujours une partie qui se dissipe à l’intérieur des corps. Le rendement de n’importe quelle machine thermique est nécessairement inférieur à l’unité.

Par exemple, un projectile en mouvement, si on le reçoit dans une cuve pleine d’eau cède intégralement sous forme de chaleur l’énergie mécanique qu’il avait reçue. Au contraire, on ne peut jamais tirer d’une source de chaleur qu’une fraction assez faible du travail mécanique équivalent. Ainsi, dans les machines à vapeur, il n’y a jamais plus de 15 p. 100 de la chaleur dépensée qui soit transformé en travail. Le reste ne disparaît pas, mais est inutilisé, passe dans le condenseur et dans l’atmosphère avec la vapeur et la fumée de la machine. C’est, suivant l’expression de Bernard Brunhes, de l’énergie gaspillée, et nous sommes ainsi conduits à distinguer, dans l’énergie libre d’un système quelconque, celle qui est utilisable. Le génie de Carnot a été précisément de découvrir que le faible rendement des machines à feu ne tient pas seulement à leur imperfection technique, qu’on pourrait

  1. Celui-ci était le fils aîné de l’Organisateur de la Victoire et l’oncle du président de la République. Bien que mort à trente-six ans (il fit son immortelle découverte à vingt-huit ans), il n’est pas exagéré de dire qu’il ne leur cède en rien par le prestige que la France lui doit dans le monde.