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de là, le plaisir de l’intelligence la plus agile, la plus amusée de n’être pas dupe. On n’est pas moins lyrique ; tandis que Flaubert était un lyrique, malgré sa volonté austère. L’abnégation qui torturait l’auteur de l’Éducation sentimentale ne coûte pas à M. Marcel Prévost, qui se tient hors de son roman sans difficulté. Ce qu’il invente est si bien détaché de lui qu’il semble indifférent. Il le semblerait, du moins, si l’on n’apercevait en lui une passion : c’est la passion de raconter, avec aisance, avec goût et avec une ravissante gaieté de travail ; et une autre passion qui, cette fois, le sépare de Flaubert : c’est la passion de prouver sa thèse, de prouver que les institutrices sont dangereuses. N’allons pas le confondre avec un satiriste ; il est plutôt un géomètre. Une poussera point à la caricature l’image de ses anges gardiens. Afin de nous persuader, il observera une modération très attentive. Nous saurons qu’il nous présente, avec impartialité, les documens, les pièces du procès et qu’il nous invite à juger là-dessus. Il ne veut pas exciter notre colère contre les accusées, mais il s’adresse à notre raison.

Ainsi conçue, l’idée qui relie toutes les intrigues des Anges gardiens et qui accompagne, de la première page à la dernière, toute ma lecture, — savoir, que les institutrices ne valent rien, — n’est pas l’une de celles avec lesquelles je vis durant des heures. Idée importante, oui ; et grave, et urgente, je ne le nie pas ; mais idée enfin toute dépourvue d’amusement, de rêve, de poésie : et j’arrive à ma conclusion. Je crois qu’il faut, à une œuvre d’art, sa poésie ; je ne crois pas qu’il y ait de vraie littérature sans poésie. Et qu’est-ce que la Poésie ? Une âme ajoutée à la réalité. Le roman des Anges gardiens ajoute à l’exacte réalité une idée, mais une idée que j’ai vite fait d’accepter ou de refuser, et non pas une idée de sentiment ou de songe à laquelle les mots puissent prêter leur musique d’évocation, leur indéfinissable sortilège, leur magie merveilleuse.


ANDRE BEAUNIER.