Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 16.djvu/206

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les bambins eux-mêmes sont moroses, nerveux. Plus triste que personne et plus farouche dans son chagrin, le baron, drôle d’homme, qui a des vertus et qui les sacrifie à l’amour de Rosalie Boisset. Or, un après-midi, le baron Ropart est allé à l’écurie ; il a sellé son cheval César. Il ôte son chapeau et, les yeux levés vers les solives, il fait le signe de la croix. Et puis il part. Il est deux heures. A six heures, le baron n’est pas rentré. L’on s’étonne. L’on interroge les domestiques : tout le monde a vu partir le baron ; mais il n’a rien dit. Peut-être a-t-il poussé sa promenade jusqu’aux inondations du Cher ; peut-être... Et l’on fait mille conjectures qui, les unes après les autres, se détruisent d’elles-mêmes ; l’on arrive à des conjectures quasi absurdes et auxquelles on accroche tout ce qu’on a encore de vain espoir. La cloche du dîner sonne ; et la baronne commence de perdre le sang-froid qu’elle avait : c’est que le jour baisse et que, dès la nuit, les plus énergiques ont peur. Afin de rassurer les enfans, l’abbé Vicart leur a dit : « J’ai la conviction que votre père est vivant ; » et ils se reposent sur la conviction de l’abbé qui, en outre, leur souffle une prière : ils confient leur père à Dieu et, de toutes façons, demandent à Dieu l’énergie de se soumettre à ses desseins. Sur la route, où l’on est allé, d’impatience, l’un des enfans, celui qu’on appelle le petit Mohican, guette et bientôt s’écrie : « Voilà papa ! « Il se jette à terre et colle son oreille sur le pavé. Il reconnaît le galop de César. Mais il entend aussi un bruit bizarre : un bruit de fer, « comme si un officier galopait avec son sabre... » C’est bien César, et le voici, mais seul, affolé, sans cavalier, pareil à un cheval d’Apocalypse, couleur de boue et de nuit ; les étriers battent. Les enfans pleurent, sanglotent ; et ils reprochent à l’abbé leur déception. Dans le salon, la baronne, « usée par l’attente, » s’est endormie. Elle ne sait pas le retour de César. Que présume-t-elle ? Quand il sera évident que le baron, bête et frauduleux, a pris la clé des champs et Rosalie, elle refusera de croire à l’évidence. Mais, au bruit des pas de l’abbé qui lui amène les enfans, elle s’éveille en sursaut ; elle bégaye : « Henri... Henri... » C’est le nom de l’infidèle... « Madame, dit l’abbé, nous ne savons rien de précis ; mais vous allez avoir besoin de votre courage de chrétienne. »

Il est possible qu’ainsi résumée, amincie, la scène ait perdu son tragique attrait. Mais, dans le livre, elle a de la grandeur. Tandis que se trémoussent les enfans, les domestiques et l’abbé avec une maladresse douloureuse et tandis que la baronne prépare son noble entêtement, deux volontés règnent et conduisent tout : la Foi et l’Amour. C’est l’Amour qui a chassé le baron de chez lui, qui l’a Jeté dans la folie