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philosophie ; il tourne à la sociologie. M. Marcel Prévost, dans les Anges gardiens, ne l’a pas préservé de la sociologie : et, selon moi, c’est le dommage que subit son livre. Mais il a fait un roman tout de même, un véritable roman ; qu’est-ce ? — un vivant récit.

De la première page à la dernière, le lecteur est tenu en haleine et désire de savoir ce qu’il adviendra. Cela, sans qu’il ait, pour aucun des personnages, une vive sympathie : l’auteur ne lui a point offert une héroïne malheureuse qu’on suive au long de son calvaire et de qui, peu à peu, l’on s’éprenne avec une amoureuse compassion. Ce n’est pas non plus que la curiosité du lecteur soit constamment éveillée par la nouveauté d’incidens extraordinaires ou pittoresques : l’auteur n’a point cherché la tumultueuse aventure ; bourgeois et institutrices de Paris, ses personnages traversent de simples péripéties parisiennes et telles qu’en relatent de pareilles le bavardage des salons et, dans les gazettes, la rubrique des tribunaux. Ce n’est pas enfin qu’il ait suscité, parmi ces gaillards et gaillardes, une violence de passion, des amours dont la mélancolique ardeur nous émeuve profondément : cupidité, vanité, concupiscence momentanée, c’est à peu près tout. Et, je ne sais comment, cette médiocrité quotidienne suffit à ce romancier prodigieusement pourvu de dextérité souveraine pour que, pas un instant, ne l’abandonne l’attention de son lecteur. Je ne sais comment ; ou, plutôt, je le devine ; et j’entrevois le secret du romancier. C’est une incroyable adresse à pressentir son lecteur, à le ménager, à le secouer dès la minute où il s’alanguirait peut-être, à l’égayer, à l’attrister, à le changer d’affection quand il serait sur le point de se lasser, à le rafraîchir et comme à lui renouveler l’esprit avant qu’H ne s’ennuie un peu, à connaître ses goûts, ses manies, voire ses faiblesses et à profiter de ce qu’il a, mais à se passer de ce qu’il n’a pas, à n’aller ni trop lentement ni trop vite. Le lecteur est difficile, exigeant, capricieux. Le romancier, — le digne romancier, — ne le contente pas avec une basse obligeance. Mais il ne le maltraite pas : il le gouverne. Telle est sa tyrannie intelligente ; tel est son tact, qui lui permet de commander ; et enfin tel, l’art accompli de M. Marcel Prévost, l’art des Anges gardiens.

L’un des mérites de cet art : une clarté perpétuelle. Jamais la pensée ne se voile. Jamais elle ne s’embrouille. L’auteur l’a-t-il simplifiée, à l’usage de son lecteur ? Il ne l’a point appauvrie ; il ne l’a point diminuée : il l’a dégagée des brouillards de l’incertitude et mise en pleine lumière. Il lui laisse la délicatesse de ses nuances et, pour la rendre plus vivement apparente, il ne l’a pas badigeonnée de couleurs