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Regnault, quatre ans de direction à l’Opéra (1831-1835), Robert le Diable, lui donnèrent des millions ; la Revue de Paris, le Constitutionnel, entretinrent son crédit ; ses dîners, longtemps quotidiens, lui constituèrent une cour de flatteurs, de parasites distingués en faveur desquels il aimait à faire montre de son influence. Ceux-ci ont effrontément comparé ses amusans Mémoires à ceux de Saint-Simon : un Saint-Simon bourgeois et très bourgeois en tout cas. « Je suis trop l’ami de Véron, disait Sainte-Beuve, pour pouvoir faire un article sur ses Mémoires. » Singulière preuve d’amitié ! Ces Mémoires ne sont pas écrits à la diable pour l’immortalité, et Véron lui-même les intitula Mémoires d’un bourgeois de Paris. Il est certain d’ailleurs qu’il représentait l’opinion moyenne de son temps, qu’il devina la puissance de la presse périodique et posséda l’art de tirer parti des hommes et des choses. Sa science du décor, de la mise en scène, la splendeur des ballets qu’il monta, lui concilièrent les suffrages de la bourgeoisie riche qui allait à l’Opéra par ton et par genre. Il passait pour avoir lancé cette maxime : « Plus un ballet est bête, plus il a de succès. » Peu lui importait de parler beaucoup à l’esprit, à l’intelligence : ce qu’il voulait, c’était « une musique variée et saisissante... des surprises, des changemens à vue, une action simple, facile à comprendre, où la danse fût le développement naturel des situations,... une artiste jeune et belle, dansant mieux et autrement que celles qui l’ont précédée... » Il raconte qu’il alla chercher Fanny Elssler à Londres, et lui fit un pont d’or de quarante mille francs ; en réalité, c’était 8 000 francs par an et 125 francs de feux par soirée. Véron excella toujours dans l’art de jeter de la poudre aux yeux ; il avait le goût de la clientèle, du Mécénat, donna un jour dix mille francs à la Société des Gens de Lettres, et il espérait bien en tirer cent mille francs de gloire ou de gloriole..

« Le grand Véron, dit Henri Heine, eut cette idée de génie de satisfaire chez les gens le goût du spectacle pour les yeux à un tel degré que la musique n’arrivât plus à les incommoder, et que l’Opéra leur offrit le même plaisir que Franconi. Le grand Véron et le grand public se comprirent : celui-là sut rendre la musique inoffensive et, sous le titre d’opéras, ne donna que des pièces à grand spectacle ; celui-ci, je veux dire le public, put avec ses filles et ses épouses se rendre à l’Opéra, comme il convient aux classes cultivées, sans mourir d’ennui. »