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Mais, le lendemain, Brunet adressait à la marchande un garçon du théâtre porteur d’un panier et d’un billet ainsi conçu : « Chère madame, voulez-vous être assez aimable pour m’accorder une cinquantaine de petits gâteaux de faveur ? Recevez à l’avance mes remerciemens, et agréez... Brunet.» La dame s’exécuta et se le tint pour dit.

Delestre-Poirson, d’abord bureaucrate, puis vaudevilliste, enfin très habile administrateur du Gymnase, engagea une lutte épique avec la Société des auteurs dramatiques, qu’il voulut empêcher d’utiliser leurs billets de théâtre, malgré la stipulation formelle de tous les traités. La Société riposta par la mise en interdit des théâtres dont les directeurs étaient entrés dans le complot ; le serment d’excommunication fut rigoureusement observé, et il ne s’agissait de rien moins que de ne donner aucun ouvrage, de ne laisser jouer aucune pièce du répertoire. Poirson fit appel à tous les écrivains « non soumis à la coalition ; » mais les acteurs, réduits à l’oisiveté, tempêtaient, menaçant d’aller en province ; les directeurs cédèrent ; seul, Poirson préféra se retirer, et abandonner le Gymnase à Montigny, (juin 1844). Rachel débuta chez Poirson aux appointemens de 3 000 francs la première année, 4 000 pour la seconde, 5 000 pour la troisième, avec 80 000 francs de dédit et un mois de congé par an. Cet homme terrible se montra d’ailleurs un étonnant directeur, et nul mieux que lui ne sut former ses artistes, juger un ouvrage, organiser la cabale d’un parterre, se faire obéir de ses Romains au point de déshabituer le public d’applaudir. Rochefort père affirme qu’on entrait au Gymnase mauvais acteur, et qu’on en sortait bon comédien. Despote vis-à-vis de ses acteurs, ombrageux, bourru, Poirson exagéra les habitudes de Fontenelle et de ces diplomates qui n’ont jamais ri ; lui ne souriait presque jamais derrière ses grosses lunettes, car, pensait-il, « le sourire d’un directeur est une concession qui lui coûte toujours quelque chose. » Bref, aux petits soins pour déplaire, excepté lorsqu’il croyait devoir emmieller ses formes, et engluer son interlocuteur. Voici un aperçu de sa manière de récompenser. Il mande un jeune acteur, Bernard-Léon, alors appointé à 1 800 francs ; celui-ci arrive tout tremblant : « Monsieur, dit Poirson sans autre préambule, il reste deux ans à courir jusqu’à l’expiration de votre engagement. Nous le prolongeons de quatre années. Vous aurez 6 000 francs et 5 francs de feux. Acceptez-vous ?