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il avait tôt passé au tutoiement) ; je t’élève, tout d’un coup, au rang de sociétaire, et je te donne part entière. Les frais prélevés, tu partageras. Tu vois que je suis bon enfant. Un autre directeur te prendrait à l’essai, simple pensionnaire. Va débuter à la Comédie-Française, on te fera attendre ta réception cinq ou six ans, si on te reçoit. Moi, je te reçois tout de suite. » Flore accepta cette chimère, son roman comique engloutit ses derniers écus, et la fameuse part entière ne rapporta pas un maravédis ; mais cette tournée fantaisiste avait dissipé sa tristesse : il n’est rien de tel que de voyager en pareil cas.

Voici Mandelart-Bobèche, directeur du théâtre des Éperlans à Rouen, ainsi nommé parce qu’il était surtout fréquenté par les matelots et marchands de poissons ; Bobèche, le dernier des Romains de la parade du boulevard du Temple, si cocasse avec ses bonimens, sa culotte jaune, sa veste rouge, sa perruque rousse à la Jocrisse et son chapeau gris à la Janot ; — Bobèche, successeur de ces fameux paradistes de l’ancien régime qui établissaient la ligne de démarcation entre les grands théâtres et les théâtres forains. A Rouen, il jouait les rôles de Brunet, de Potier dans les pièces du répertoire des Variétés, et plus d’un regrettait Bobèche donnant la réplique à Galimafré au théâtre des Pygmées. Flore lui procura une des grandes joies de sa vie en le menant diner chez Talma qui donnait alors une série de représentations à Rouen. Talma excellait dans la parade, et s’y divertissait entre intimes ; il s’était plus d’une fois arrêté pour voir jouer Bobèche, de même qu’il stationnait volontiers aux Champs-Elysées devant Polichinelle. « Que la comparaison ne vous fâche pas, dit-il à son hôte. Il y a des Polichinelles partout, dans le monde comme au théâtre, et vous êtes un Polichinelle comique, comme je suis un Polichinelle tragique. — Me fâcher, monsieur Talma, quand un grand artiste comme vous veut bien assimiler à lui un pauvre baladin comme moi ! » Comme on voit, Bobèche gardait le sens de la hiérarchie dans les talens ; il fut à la mode, on le fit travailler dans de grandes soirées ; ce qui n’est pas pour nous étonner, puisque jadis les gens du bel air se gaudissaient fort aux spectacles en plein air. Bobèche apprit à Talma qu’il y avait aussi des auteurs pour le genre parade ; il avait été peintre en miniature, cumulait, et offrit au tragédien de faire son portrait gratis. « Tous les peintres