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qui, pour éviter les frais d’une troupe, d’une salle, des droits d’auteurs, des costumes et décorations, avait obtenu le modeste privilège de montrer dans les villes et villages une lanterne magique, des transparens, un optique, ce qui remplaçait tant bien que mal le cinématographe il y a quatre-vingts ans. Ses affaires périclitaient, un escamoteur, un cirque imité de Franconi, attiraient les badauds ; son dîner, digne d’un anachorète, se ressentait de cette misère. Le célèbre Torticolis, un émule de Bobèche, soupant joyeusement à côté d’elle, l’interroge, lui offre une part du festin, car, dit-il, quand il y a pour six, il y a pour sept. Qui donc disait : Quand il n’y a rien pour cinq, il y a bien pour six ? Torticolis remarque la taille de l’infortunée directrice : « Vous êtes-vous montrée vous-même ? — Est-ce que je suis une curiosité ? — Vous pourriez l’être… Vous avez une fort belle prestance. Combien portez-vous de haut ? — Je n’ai jamais su au juste quelle était ma taille. — Levez-vous, s’il vous plaît. » Torticolis tire de sa poche un mètre, le déplie, mesure : « Bon ! 1m,75 ; nous y ajouterons 50 centimètres de chaussure, 50 centimètres de coiffure, cela nous fera 2m, 75 de hauteur… Avez-vous quelques talens de société ? — Je chante médiocrement, et je joue assez mal de la guitare… — J’en ai une, il n’y manque que trois cordes sur six, ce sera plus original. Paganini joue des concertos de violon sur une seule corde. Nous en ôterons deux. — Quant à la voix, je suis fort enrhumée. — Tant mieux ! Une femme colosse doit avoir un contralto. Voix rare, dans le genre de Mme Pasta et de Mme Stolz. Avez-vous une conversation facile et agréable ? Sauriez-vous emblêmer un auditoire d’imbéciles, en leur racontant des choses fabuleuses en termes incompréhensibles ? — Donnez-moi quelques leçons, j’essaierai. » Là-dessus on soupe gaiement, Torticolis apprend à sa nouvelle pensionnaire une foule de banques par lesquelles il amorçait les jobards. « Qu’est-ce que le monde ? C’est une foire perpétuelle, affirmait-il, les uns y font la parade, et les autres la regardent ; les uns paient et les autres se font payer. Voyez mon pitre ; il est alternativement, selon que j’en ai besoin, Iroquois, Osage, Albinos, homme incombustible et même orang-outang ou homme des bois. Ces dames sont tour à tour Vénus hottentotes ou Vierges du soleil. Elles dansent sur la corde, font des sauts périlleux, avalent des épées ; je les nourris de cailloux, ce qui ne les empêche pas de manger de la gibelotte.. »