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une scène représentait un conseil de guerre espagnol jugeant un officier français ; quelques mannequins costumés figuraient les juges, le président seul parlait, au besoin faisait parler les hidalgos, grâce à des voix sortant de la coulisse ; pour compléter l’illusion, ils levaient ensemble le bras droit mû par des fils ; le second acteur jouait à la fois le rôle de l’accusé et de l’accusateur.

Les artistes des Funambules étaient mal logés et chichement payés ; Baptiste Deburau, en pleine gloire, toucha trente-cinq francs par semaine, et, tant étaient rares la hantise de son public, son désintéressement naïf, qu’il refusa un engagement de cinq cents francs par mois pour jouer les rôles de mime à l’Opéra. Cot d’Ordan, second associé de Bertrand, se distingua, dès son avènement, par des réformes économiques. Défense aux acteurs de se servir de l’huile de leurs quinquets pour se démaquiller le visage ; défense à la costumière, sous peine de vingt francs d’amende, de faire blanchir sans autorisation les robes des dames, de donner des pantalons aux acteurs qui manqueraient de bas. « L’administration sait ce qu’elle doit faire pour l’honneur du théâtre, et il n’appartient à personne de lui imposer ses lois. » Au reste, le lustre de la salle éclairait mal, la rampe de lumière fumait, les banquettes éventrées laissaient passer le foin, sur le rebord des balustrades s’épaississaient plusieurs couches de crasse, et, vers 1827, quand on conseilla des réparations aux directeurs, ils répondirent magnifiquement : « Ça dérouterait notre public ; il ne se retrouverait plus chez lui. » « Des auteurs ! Qu’est-ce que c’est que ça ? » demandait dédaigneusement Bertrand. Et, avec son associé, il fouillait dans les anciens mélodrames pour les démarquer, dans les parades du théâtre de la foire, dans les farces italiennes, se contentant de changer les titres. A la fin cependant, ils s’offrirent le luxe d’avoir des auteurs : on imagine quelles indemnités ceux-ci recevaient.

Cependant les lettrés commençaient à connaître le chemin des Funambules, ils se demandaient : Avez-vous vu Baptiste ? — comme La Fontaine interrogeait : Avez-vous lu Baruch ? L’un d’eux, Charles Nodier peut-être, gourmandait les jansénistes en toilette qui, pour ne pas déshonorer leurs essences par l’odeur d’ail des titis, se privaient du plaisir de contempler Laurent aîné et Deburau : « Que de jouissances vous vous refusez ! Dix fois