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courtoises, cachent l’âme de Shylock, tandis que certains, sous l’aspect d’un paysan du Danube, dissimulent le cœur du bourru bienfaisant. Ceux-ci vont à la faillite quoique et ceux-là parce que, comme plusieurs enguirlandent Plutus, en dépit des plus graves défauts. D’aucuns par indolence laissent flotter les rênes du pouvoir, la plupart se montrent autoritaires, du moins par saccades. De nouvelles différences entre les directeurs tiennent au théâtre qu’ils gouvernent, au public qu’ils doivent contenter, au personnel de leurs troupes.

La place me manque pour m’occupor en détail des directeurs sous l’ancien régime : j’en ai d’ailleurs esquissé quelques-uns dans mes études sur les comédiens d’autrefois. Aussi bien le théâtre à cette époque n’a pas conquis l’énorme place qu’il occupe aujourd’hui ; les théâtres sont peu nombreux, soumis à la dictature des gentilshommes de la Chambre, les rapports des directeurs avec leurs artistes ont quelque chose de plus familial, il règne quelque bonhomie, quelque justice dans la répartition des bénéfices ; directeurs et comédiens s’entendent mieux ou moins mal, surtout ils réservent leurs énergies contre les malheureux auteurs traités de la manière la plus inique : heureusement ceux-ci ont fait aussi leur 89.

Rappelons cependant quelques souvenirs sur la période voisine du XIXe siècle.

La fameuse devise de plus en plus fort, était inscrite au fronton du spectacle Nicolet ; vers 1760, celui-ci s’intitulait : Les Grands danseurs du roi ; après 1792 : Théâtre de la Gaité ; en 1795, le Théâtre d’Émulation.

Taconet, auteur et acteur du théâtre de Nicolet, baptisé le Molière du boulevard, aimait tant la purée septembrale qu’il ne savait mieux témoigner de son mépris que par ces mots : « Je te hais comme un verre d’eau. » Cette passion pour la dive bouteille le conduisit en 1775 au tombeau, mais, jusqu’à la fin, il eut le mot pour rire. Son directeur vint le voir à l’hôpital de la Charité, et dit au prieur : « N’épargnez rien pour sa guérison ; je donnerais cent louis pour le conserver. — Monsieur Nicolet, soupira le moribond, pourriez-vous me donner un petit acompte ? » Puis se tournant vers un charpentier dont le lit touchait le sien : « Dépêche-toi, mon ami, d’aller dresser là-bas un théâtre, et dis à Pluton que j’y jouerai ce soir à sa cour l’Avocat savetier et la Mort du Bœuf gras. » Ribié, qui succédait à Nicolet, eut la