Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 16.djvu/150

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entourent leur virilité, le délaissement ou la réclusion dans un hôpital, voilà l’espoir de leur vieillesse. Moyennant quelques pièces de monnaie qui ne vous ont coûté ni une larme ni une goutte de sueur, vous les envoyez sur le champ de bataille soutenir vos droits et vos prétentions, vous les jetez en avant au jour où un sceptre vous fatigue et, du moment où ils l’ont brisé, vous leur défendez de l’émietter entre eux. » Brevet et ses voisins d’audience, au fond, dans « le public debout, » avaient frémi à ce souvenir qui se ravivait, comme une plaie soudain écorchée, de leur fugitive victoire. Cette dernière phrase surtout : « Vous les jetez en avant au jour où un sceptre vous fatigue... » Oui, oui, répétait-il en s’en allant ; « du moment où ils l’ont brisé... » Et il concluait, avec l’avocat de Michel : « Voilà l’esclave ! »

Ainsi les ouvriers étaient bons seulement pour se battre et souffrir, car on les poursuivait maintenant. Absens du procès d’avril 1831, ils figurent, en novembre 1832, au procès des émeutiers de Juin ; quelques jours après, un des leurs, le tailleur Prospert « lut devant le tribunal un mémoire qui exposait avec force les réclamations de sa classe. » Et, comme les procès succédaient aux procès, mêlant désormais des ouvriers mécontens de leur sort à ces bourgeois mécontens du régime, les Cavaignac, les Raspail, les Trélat, tous ensemble, une fois condamnés, se rapprochaient et fraternisaient dans la communauté de la prison, qui devenait un cercle de propagande » et un foyer d’insurrection, j’allais dire « un catéchisme de persévérance révolutionnaire. » Le préau de Sainte-Pélagie commençait à offrir le curieux spectacle dont Chateaubriand, qui souvent y assista, nous a laissé la description inoubliable : «... Ensuite, nous descendions, M. Carrel et moi ; le serviteur de Henri V se promenait avec l’ennemi des rois dans une cour humide, sombre, étroite, encerclée de hauts murs comme un puits. D’autres républicains se promenaient aussi dans cette cour ; ces jeunes et ardens révolutionnaires, à moustaches, à barbes, aux cheveux longs, au bonnet teuton ou grec, au visage pâle, aux regards âpres, à l’aspect menaçant, avaient l’air de ces âmes préexistantes au Tartare, avant d’être parvenues à la lumière ; ils se disposaient à faire irruption dans la vie. Leur costume agissait sur eux comme l’uniforme sur le soldat, comme la chemise sanglante de Nessus sur Hercule ; c’était un monde vengeur caché derrière la société actuelle et qui