Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 16.djvu/137

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

raconter tout mon petit roman, le plus innocent du monde assurément. Mais n’eût-ce pas été le profaner ? C’était quelque chose que je voulais garder pour moi seul. Et puis, pouvais-je parler à mon père de cette seconde mère que j’avais voulu me donner ?

Je répondis :

— Je l’ai trouvée sous un banc de la promenade.

— Il faudra la porter au concierge de la Maison de Conversation, pour qu’il la rende à la dame qui l’a perdue, si elle réclame son bijou.

À cette proposition, il me sembla que le destin jaloux voulait me reprendre la plus précieuse de mes conquêtes. Saisi d’effroi et de colère, je bondis de ma place en m’écriant :

— Jamais !

Mon élan avait été si subit qu’il avait failli me précipiter dans le gouffre. Mon bras tendu sur l’abime et mon regard disaient sans doute que je serais capable de m’y jeter, si on voulait me reprendre mon trésor. Mon père comprit sans doute que ma résolution était inébranlable et qu’il eût été dangereux d’insister. Nous reprîmes en sens inverse les escaliers vertigineux taillés dans le roc. Le soleil s’était couché. Il faisait noir sous les sapins sinistres. Dans leurs branches griffues, une chouette poussait son cri plaintif. Mon père et moi nous descendions en silence les marches dangereuses. Nous nous donnions la main, nous appuyant quelquefois l’un sur l’autre, par un besoin instinctif de rapprochement. Et cependant quelle barrière entre lui et moi ! Je commençais à comprendre la cause de sa solitude, mais comment eût-il compris la mienne ? Pouvait-il se douter que, grâce à cette passante et au talisman qu’elle m’avait donné, — sans savoir rien du monde et de la vie, — j’avais déjà deviné l’essentiel ?

Peu de jours après, nous allâmes faire nos adieux au vieux château. Mais je n’eus pas le courage d’entrer dans la grande cour aux fenêtres délabrées, de peur d’entendre frémir les harpes éoliennes et de surprendre, dans leur plainte, l’appel lointain — oh ! si lointain déjà ! — de mes deux mères perdues.


EDOUARD SCHURÉ.