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les sapins rabougris et tordus par le vent se cramponnent aux dentelures granitiques de la montagne. Nous nous assîmes sur un banc rustique, grossièrement charpenté en troncs d’arbres, au bord d’une roche à pic. De là on domine toute la contrée. D’en bas, le vieux château émerge comme un mamelon d’un océan de forêts, et tout autour, de près et de loin, l’armée noire des sapins serrés monte à l’assaut des cimes. Comme une blanche sirène, la coquette ville de Bade s’étire au fond de la vallée verte avec son semis de villas. À son issue, s’étale la plaine du Rhin. À l’horizon, le soleil incliné sur la ligne bleuâtre des Vosges enveloppait tout le paysage de sa chaude caresse et jetait jusqu’à nous son voile de gaze dorée.

Je n’étais pas encore sorti du songe qui m’enivrait. Je sentais encore sur mon front les lèvres d’une femme et je croyais voir ses yeux violets fixés sur moi comme deux pensées merveilleuses, quand la cloche de la vieille église de Bade sonna tout au fond de la vallée. Les six coups de son timbre grêle et fêlé retentirent au fond de mon âme comme un glas funèbre. Six heures ! c’était le moment fixé pour le départ de mon amie. En ce moment, une voiture l’emportait et j’étais bien sûr que je ne la reverrais plus. Toute la solitude qui avait pesé sur mon enfance, sans que je pusse m’en douter, cette solitude un instant interrompue par l’apparition de l’étrangère, était revenue plus profonde et m’étreignait d’une nouvelle angoisse. Peu après, j’entendis la musique du kiosque de la promenade qui nous arrivait par bouffées. Ces harmonies égrenées par le vent ressemblaient à des rires entrecoupés de sanglots.

Par une étrange coïncidence, mon père me dit, comme s’il se parlait à lui-même :

— C’est ici que ta mère et moi nous avons fait notre premier voyage… Elle aimait ce vieux château… Elle écoutait comme toiles harpes éoliennes pendant des heures… et bien des fois nous nous sommes assis sur ce banc…

Ces paroles éveillèrent en moi un amas de souvenirs étranges et de sensations douloureuses. Elles augmentèrent mon trouble et je ne pus rien répondre, mais j’ouvris la main dans laquelle je serrais toujours le papillon en filigrane d’or. Je contemplais mon trésor pour me consoler de ma grande tristesse.

— Qui t’a donné cette broche ? dit mon père étonné.

Je réfléchis un instant. Si j’avouais la vérité, il eût fallu