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dans la voix, elle chuchota : « Ne pleure pas… je penserai si souvent à toi ! » Puis je vis disparaître le couple, par l’allée ombreuse, dans un remous de foule, de soleil et de musique.

Autour de moi, des enfans jouaient à la balle en poussant de grands cris. Leurs bonnes assises en rond riaient et jacassaient. Mais je ne voyais, je n’entendais plus rien. Je restais le dos appuyé au banc de la promenade, à la place où elle s’était assise, dans une sorte de stupeur et d’ivresse. Chose étrange, je ne souffrais pas. Je ne réalisais pas encore la nouvelle séparation que m’imposait la destinée.

Je ne me disais pas que je venais de perdre ma seconde mère. Je la sentais encore si près de moi ! Qu’allait devenir ma fée aux yeux violets avec son charmant ravisseur ? Amante ou épouse ? Je ne m’adressais même pas cette question, je ne savais rien de ces choses. Seraient-ils heureux ou malheureux ? Je ne l’ai jamais su, et d’ailleurs le sait-on jamais ? Dans mon imagination enfantine, ils partaient pour un monde de fêtes et de lumière. Je n’enviais pas leur bonheur, je le souhaitais aussi grand que possible. Mais je sentais aussi qu’il s’était passé en moi quelque chose de prodigieux. Sous le baiser chaste, mais submergeant de l’Inconnue, sous son regard d’une si profonde intensité, j’avais compris qu’à certains momens la barrière presque infranchissable qui sépare les âmes peut tomber et que leur fusion est possible. J’avais compris par l’intuition pure du sentiment qu’il y a un Amour qui renferme tous les amours et que sa puissance est au-dessus du temps et de l’espace.


Quand je rentrai à l’hôtel, mon père m’annonça son intention de faire avec moi l’ascension des rochers qui couronnent la montagne de Bade. Une voiture nous conduisit au vieux château. C’était une journée de fin d’été ou de commencement d’automne. Aucun souffle dans l’atmosphère tiède ; un air mou, surchargé de parfums et de langueur. Déjà les premières feuilles tombantes jonchaient çà et là le sol de la forêt. En foulant ces jaunes litières, on avait la sensation de marcher sur la fuite des choses éphémères. Nous entrâmes un instant dans la grande aile déserte de la ruine. Tout était morne. Il n’y avait pas de vent ; les harpes éoliennes se taisaient… Alors nous primes le chemin qui gagne les rochers par la haute sapinière. Après une heure de marche, nous atteignîmes le sommet, où