Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 16.djvu/131

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

faire le lendemain. Mais que de choses s’étaient passées dans ma tête d’enfant pendant cette courte matinée ! Ah ! cette heure si rapidement écoulée sous la gloriette de la forêt de hêtres, entre ma chère Inconnue et son trop séduisant ami, quel sujet de méditations étranges ! J’étais loin d’avoir tout compris de leurs propos, mais leur serrement demain et surtout leur regard agissaient sur moi comme une révélation foudroyante. Le torrent de l’amour et de la passion m’avait effleuré au passage. Qu’était-ce que cet élément inconnu ? J’en étais épouvanté. Chose plus grave, j’allais perdre mon amie, celle que, du premier élan, j’avais appelée ma seconde mère. Elle m’avait dit : « Il faut que je te revoie une fois encore. » Ce serait donc la dernière ! Cela était-il possible ? Pouvait-elle m’abandonner ainsi ? Pourtant elle m’aimait encore puisqu’elle m’avait donné rendez-vous pour le lendemain. Qu’allait-elle me dire ? Devant cette question tout pâlissait. Que m’importaient, après cela, Charlemagne, saint Louis et la date de leur avènement ? Il n’y avait plus qu’un personnage au monde ; mon Inconnue, et qu’une date : « Demain… à deux heures ! »


VI

Je ne dormis guère cette nuit-là. Le matin, j’expédiai mes devoirs au galop. Après le repas de midi, mon père s’enferma dans sa chambre pour écrire des lettres et me permit une promenade au jardin de l’hôtel. Mais je n’avais aucune envie de sortir avant l’heure du rendez-vous.

J’errai quelque temps comme une âme en peine dans le salon de lecture, puis, énervé par l’attente fiévreuse, je me laissai tomber dans un grand fauteuil en fermant les yeux. Au même moment, le coucou de la pendule (une vieille pendule de la Forêt-Noire au tic-tac patriarcal) poussa deux fois son cri familier. Je bondis comme un ressort de mon siège, la gorge serrée, et courus, haletant, à l’allée voisine.

De loin, j’aperçus mon amie, qui, fidèle au rendez-vous, m’attendait sur le banc de la promenade. Elle n’avait plus sa robe gris-perle et portait un costume bleu-marine, discrètement orné de quelques dentelles noires. Deux superbes roses languissaient à sa ceinture, l’une rouge et l’autre blanche. La robe, plus échancrée que celle des jours précédons, laissait voir son cou fin, largement évasé à la base. Un mince rayon de soleil perçant