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quelques secondes au fond des yeux, puis il dit avec le plus aimable sourire :

— C’est un incorrigible rêveur. Il est aussi renfermé que vous, mais je lui pardonne parce qu’il est aussi sincère. Il serait digne d’être votre fils.

Par ce mot, ce jeune lion (on se servait alors encore de cette expression pour désigner la fleur de la jeunesse mondaine) sut gagner d’emblée mon cœur. Autrement, je lui en aurais sans doute voulu, pour le reste de mes jours, d’avoir interrompu le plus innocent, mais aussi le plus délicieux des tête-à-tête. J’avais eu le temps, moi aussi, de regarder le fier jeune homme et de le juger avec cette intuition directe de l’enfance, incapable de s’exprimer en paroles, mais presque toujours plus sûre que celle de l’âge mûr, parce que l’âme possède dans sa virginité première une clairvoyance immédiate qu’elle perd généralement plus tard et qui s’oblitère par la vie. Mon fringant rival avait des cheveux châtains avec des yeux de même couleur, clairs et pénétrans, une tête carrée indiquant l’homme d’action, des traits délicats, un menton à la fois énergique et gracieux. Sa personne comme sa physionomie respiraient la force de la jeunesse et l’aisance d’une haute culture. Il s’assit près de moi, en sorte que je me trouvai entre lui et son interlocutrice. Ils se mirent à causer, d’un air indifférent, de la saison badoise, du grand monde qui s’y trouvait, de livres, de théâtre et de musique. Cela papillonnait devant mes yeux comme les lustres d’une salle de fête et comme un bal masqué. Tout à coup il dit :

— Croiriez-vous que ce matin, en sortant du bain, j’ai fait des vers pour vous ?

— Vraiment ? dit-elle, je ne vous savais pas poète.

— Oh ! reprit-il, je ne le suis devenu que par accident et grâce à vous, pour la première et sans doute pour la dernière fois. Vous souvenez-vous de la dernière visite que je vous fis à Paris ? Vous étiez assise dans votre vérandah, sous une cascade de fleurs. Votre petite fille de trois ans était sur vos genoux. Quand j’entrai, elle jeta ses bras nus autour de votre cou et ne voulut plus les délier pendant toute notre conversation, malgré vos efforts. Eh bien ! j’ai composé quelques stances sur ce motif. Permettez-vous que je vous les lise ?

— Certainement, répondit l’Inconnue, en sortant un ouvrage de broderie d’une pochette de velours suspendue à sa ceinture.