Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 16.djvu/126

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de s’allumer en moi. Auprès de ce qu’elle me faisait voir, le monde extérieur pâlissait. La foule qui se presse le soir dans les brillantes salles de la Maison de Conversation, me parut moins intéressante que de coutume. Ses chuchotemens n’excitaient plus ma curiosité. Les couples qui valsaient dans la salle de danse me parurent fort ordinaires. Les hommes et les femmes assis à la table de jeu m’effrayèrent par la fixité inquiétante de leurs yeux attendant le moment où la bille d’ivoire tombe dans un des casiers de la roulette. Les croupiers qui chevrotent leur invariable : « Messieurs, faites le jeu… le jeu est fait… rien ne va plus, » me semblèrent de subtils démons déguisés en beaux messieurs pour faire sortir de toutes les poches les piles d’or qu’ils amassaient par tas énormes avec leurs râteaux en acajou. Le soir, assis avec mon père à une petite table, au milieu de la foule, sur l’esplanade, je me laissai bercer par la musique du kiosque. Un solo de cor, accompagné par les violons en sourdine, joua l’émouvante Sérénade de Schubert. Mon vague désir monta dans la nuit langoureuse sur cette mélodie passionnée. À l’horizon, sous un ciel clignotant d’étoiles, se profilait la montagne boisée où s’élève le vieux château. Était-ce là qu’habitait ma fée, près des harpes éoliennes ?

Les jours suivans furent moins gais. Vainement j’arpentais chaque matin la galerie des fresques, attendant le retour de mon inconnue. Vainement je parcourais les allées voisines du Palais de la Source. Beaucoup de promeneurs et de promeneuses y faisaient leur tournée matinale, mais la dame en robe gris-perle n’était pas du nombre. Le troisième jour, de guerre lasse, je cessai de la chercher. Non sans peine, je commençais à comprendre que j’étais de nouveau seul avec mes pensées. Ne pouvant plus supporter les visages humains et poussé par un obscur besoin de me livrer à toute ma tristesse, je m’engageai dans un des chemins sous bois qui gagnent la montagne en lacets, par la colline. Là, il n’y avait personne. Çà et là seulement, quelques moineaux voletaient sur le sable rose. Quelle ne fut pas ma surprise en apercevant, sous une sorte de gloriette en troncs d’arbres, mon Inconnue assise sur un banc ? Un rayon de soleil, filtrant à travers les branches des hêtres, tombait sur elle et l’enveloppait tout entière, la détachant de l’ombre. Elle lisait attentivement dans un petit livre. Mon cœur se mit à battre violemment. Elle ne m’avait pas vu. Fallait-il la déranger ou