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quand ? » Mais déjà elle marchait à pas rapides Vers la porte vitrée de la galerie, qui conduit par un escalier à la promenade. En ouvrant la porte, elle se retourna, me fit encore un petit signe de la main et disparut.


V

Le tourbillon de sensations et de sentimens, que l’apparition de l’étrangère et ma courte conversation avec elle provoquèrent en moi, n’était pas déchiffrable pour mon âme d’enfant, mais il me causa une agitation inouïe, un véritable délire de joie intérieure. Je ne pus m’empêcher d’établir un rapport mystérieux entre la fiancée fantomale de la fresque et cette femme du monde. Mais comme celle-ci était plus vivante ! Dès les premiers mots et les premiers regards, elle était entrée de plain-pied dans l’arcane de mes rêves, comme si elle me connaissait depuis des années. Elle devinait, elle savait tout ; elle lisait dans mon âme, elle s’entendait à feuilleter le livre de mon cœur, page par page. De quelle main délicate elle avait touché sa plaie mal cicatrisée, en me parlant par deux fois de ma mère défunte. Elle devenait ainsi, à mes yeux, une seconde mère, encore plus merveilleuse que la première, une mère de rêve. Je ne me souciais guère de connaître son nom, ni de savoir si elle était mariée ou veuve. À ce moment, je ne m’inquiétais même pas de savoir si je la reverrais. Elle existait, je l’avais rencontrée, elle m’avait parié. N’était-ce pas inouï ? Cela changeait la face des choses. Comme j’avais lu les Contes de Perrault et que les fées françaises me semblaient d’un genre plus raffiné que les ondines allemandes, mon Inconnue prit d’elle-même dans ma pensée le nom de la fée aux yeux violets.

Mon père me faisait étudier pendant les vacances et rédiger des devoirs pendant quelques heures de la journée sous sa direction. En rentrant à l’hôtel, je ne soufflai pas un mot de ma nouvelle connaissance, mais je fus d’une assiduité et d’une obéissance si extraordinaires, que mon père me dit joyeusement : « Si tu travaillais comme cela tous les jours, tu serais bientôt le premier de ta classe au lieu d’être presque toujours le dernier. » Pour me récompenser, il me mena le soir à la Maison de Conversation. Il aurait pu me conduire n’importe où que mon plaisir eût été le même ; une lanterne magique venait