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tressaillis jusqu’au fond de mon être. Jamais aucune musique, jamais aucune voix ne m’avait remué de cette façon.

— Qu’est-ce que cela ? dis-je à mon père.

— Ce sont les harpes éoliennes, répondit-il simplement. Ta mère les adorait.

Plus tard il m’expliqua la structure de ces instrumens, qu’on peut examiner de près en longeant la galerie intérieure de la ruine, près des fenêtres où ils sont fixés. Moins gracieuses que les harpes ordinaires, les harpes éoliennes sont peut-être plus ingénieuses encore. Elles captent le vent entre deux planches obliques comme des meurtrières et le reçoivent entre deux planchettes parallèles où sont fixées les cordes. Pris dans ce couloir, qui forme deux tables de résonance, le vent, ce maître musicien, peut faire vibrer les cordes à son gré. S’il est faible, il n’en tire que l’accord parfait sur lequel elles sont réglées. S’il est fort, on perçoit en plus les harmoniques de la note fondamentale et de la dominante, qui se subdivisent à l’infini et montent en échelles chromatiques jusqu’aux notes les plus hautes avec une subtilité suraiguë.

J’avais compris que mon père était plongé dans ses propres pensées et ne voulait pas causer. Je m’abandonnai donc au cours de mes rêveries.

La musique éolienne continuait singulière et incisive. Ses effluves pénétrans me prenaient au cœur et en fouillaient les dernières libres. Tantôt le vent tirait de ces lyres aériennes de véritables sanglots et comme des cris stridens, tantôt l’onde mélodieuse s’enflait doucement jusqu’à la plus grande intensité pour décroître et mourir dans les profondeurs de l’espace. Les sons semblaient venir de si loin qu’ils n’avaient plus rien de terrestre. Ces voix angéliques émanaient-elles de la même source que la lumière surnaturelle qui fluait de la rosace du dôme ?… En les écoutant, en laissant frémir mon âme à leur écho, je découvrais en moi cette harpe éolienne que nous portons tous en nous-mêmes, délicat et mystérieux instrument, d’où naissent nos plus profondes émotions et peut-être nos pensées les plus fécondes.

J’aurais dû en éprouver un sentiment de félicité. Au lieu de cela, j’eus la sensation d’une douleur lancinante. Le nom de ma mère, prononcé par mon père à cette heure pathétique, me traversa comme une flèche. J’eus un premier soupçon de la solitude