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en chantant. Les innombrables villas, les promenades, les parcs et les jardins sont disposés parmi les collines. Des chemins proprets et couverts de sable fin montent de tous côtés dans les bosquets de hêtres et de chênes, par où l’on peut gagner les hautes sapinières de la montagne. La ville ancienne se groupe autour d’une vieille église à clocher bulbeux. Sur la montagne voisine, le donjon de granit du vieux château émerge d’une épaisse forêt de sapins et domine le paysage de son profil ébréché, mais fier encore.

On devine le bonheur d’un garçonnet de dix ans, à son arrivée dans ce riant horizon. Après les rues grises de la ville natale, je me crus transporté dans un véritable paradis. Les vastes salons de la Maison de Conversation, éclairés le soir a giorno par des lustres étincelans, les bals qu’on y donnait, la foule des spectateurs pressés autour du tapis vert de la roulette, les orchestres variés du jour et de la nuit, l’allée de Lichtenthal, ce Corso de Bade, où je voyais défiler, en magnifiques équipages à quatre ou six chevaux, princes et princesses mêlés à la crème du boulevard des Italiens, et caracoler toutes les après-midi les cavaliers et les amazones, — tant de spectacles nouveaux furent pour ma cervelle enfantine une source d’émerveillemens infinis. La promenade au vieux château m’attirait d’un charme plus grave. La poésie des ruines m’était révélée par ces fenêtres gothiques à demi rongées du temps, par ce préau vide où poussent les tilleuls et les érables. L’âme du passé en émanait, comme une vapeur légère qui se condense en formes imprévues. La vie féodale surgissait à mes yeux avec son mouvement de chevaux et d’armures, de bannières et de gonfanons.

Mais ces impressions superficielles s’effacèrent bientôt devant une sensation plus profonde et d’ordre presque immatériel. Un jour, mon père, qui semblait particulièrement pensif, entra avec moi dans une grande cour intérieure de la ruine. Je marchais sur le maigre gazon dans l’enceinte désolée. Un grand vent soufflait au dehors et secouait tous les arbres. Bientôt je perçus, au-dessus du bruit des feuilles, une plainte aérienne venant d’en haut, sons étranges et inentendus. Voix humaines, voix des élémens ou voix d’esprits invisibles ? Cette plainte était d’une douceur ineffable et d’une tristesse infinie. Bientôt d’autres voix semblables y répondirent de tous les côtés, et ce fut, dans la cour déserte de la ruine, un concert de soupirs harmonieux. Je