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traversé l’enfer, le purgatoire et le ciel, que la cathédrale porte dans ses flancs. Maintenant nous planions avec elle dans l’espace, et elle nous montrait le pays dans toute son étendue. La ville avec ses toits pointus, pressés comme une troupe d’hirondelles autour de sa grande église, la ligne déchiquetée des murs d’enceinte et la citadelle. Au delà, la vaste plaine du Rhin, tout un morceau de France et d’Allemagne, et la riche Alsace, verdoyante comme un jardin parsemé de villages. Plus loin, deux chaînes de montagnes ondulées : à l’Ouest, la ligne bleue des Vosges, à l’Est la barre sombre de la Forêt-Noire. Mes yeux s’arrêtèrent sur leurs sommets ; j’y percevais vaguement les vieilles légendes assises, comme des reines exilées, sur ces cimes. Quel passé merveilleux a jamais enseveli dans les failles de ces bois profonds et dans leurs entrailles rocheuses. De l’histoire et de la légende j’ignorais alors presque tout. Mais mon désir allait par delà la ville, loin, loin, vers un pays de rêve.


II

Je pouvais avoir une dizaine d’années ou un peu plus, quand mon père m’annonça qu’il m’emmènerait dans la Forêt-Noire. Il devait faire une cure pour sa santé à Bade et j’y passerais les vacances avec lui. J’accueillis cette nouvelle avec un délire de joie. La saison était radieuse. J’allais donc échapper enfin à ma prison.

À cette époque, la petite ville de Bade n’étalait pas encore le luxe fastueux qui la banalise aujourd’hui. C’était cependant dès lors une des villes d’eaux les plus coquettes, véritable rendez-vous cosmopolite, très fréquenté par la haute société parisienne et peut-être la station balnéaire la plus élégante de l’Allemagne.


Bade est un parc anglais fait sur une montagne,


dit Alfred de Musset dans son ravissant poème Une bonne fortune. Cela est juste, mais ne définit pas le charme complexe du lieu, où les raffinemens de la civilisation, qui s’appellent le plaisir, le jeu et la vie mondaine, sont jetés en pleine nature sans trop la gâter, comme des jouets d’enfant dans un jardin splendide. La ville nouvelle est gracieusement blottie, au débouché de la plaine, dans la jolie vallée d’Oos. L’eau claire, encore bondissante de sa course dans la montagne, la traverse